Grosse fatigue

C’est vrai que je pousse la conscience professionnelle un peu loin en attrapant le COVID pendant les vacances scolaires, aussi… Comme tout le monde, j’ai été sonnée par la mort de Samuel Paty, ce qui, ajouté aux effets du virus, m’a projetée dans des pensées assez sombres.

Alors, quand, en plus, j’entends, à peine 10 jours après le drame, des figures médiatiques et politiques se retourner contre les profs, pour les accuser d’être lâches, d’être responsables de la tolérance vis-à-vis de l’islamisme (ben voyons… bientôt les enseignant.e.s seront coupables de la mort de Samuel Paty, aussi…), cela m’est spécialement insupportable. Qu’on me montre en quoi le père d’élève qui a critiqué S.Paty sur les réseaux ou bien son meurtrier pourraient avoir été d’une façon ou d’une autre influencés par des universitaires français? On aurait bien aimé qu’ils aient été diplômés de l’université, justement, ils auraient sans doute moins dérivé vers l’extrémisme.

Oui, nous avons besoin de respect, et cela passe aussi par la façon dont on parle de nous à la télé, dans les discours politiques, où se construisent aussi les représentations sociales du métier de professeur. Comment s’étonner ensuite du peu d’inscriptions aux concours de recrutement? On remarque que la ministre Amélie de Montchanin qui s’étonne publiquement du peu de vocations pour les carrières de fonctionnaires appartient à un gouvernement dont l’un des objectifs phares était justement de réduire fortement les effectifs de la fonction publique. Il y a énormément d’hypocrisie  et de faux discours empoisonnés qui circulent. On rencontre même déjà des extrémistes d’ultra-droite décomplexés qui profitent de la situation pour dénigrer les profs avec rage.

Et nous, malgré tout cela, nous devons garder la foi, trouver des forces, pour tous les jours dialoguer avec nos élèves, construire leurs savoirs, transmettre, inventer aussi, parce que la société change, partager nos ressources, nous former sans cesse, nous adapter à la réalité de nos classes qui ne ressemble pas forcément à ce que l’on pensait qu’elle serait, gérer au jour le jour toutes sortes de choses, aussi bien l’ouverture sur des projets culturels que la sécurité pratique de nos classes dans un contexte COVID, la dyslexie de Sarah ou le jeune Kevin qui se lève soudain au fond de la classe. Bien sûr, nous ne sommes pas parfaits ! Mais à 50 ans, j’en ai croisé des collègues, et je peux vous dire que dans leur grande majorité, les enseignant.e.s sont de belles personnes, généreuses et passionnées. Nous avons besoin d’une confiance épaisse de la société pour tenir. Pas d’uniformes ni de salut au drapeau. Mais encore moins de remises en cause de notre loyauté. Nous enseignons parce que nous aimons profondément ce métier, laissez-nous le montrer.

A plus d’un titre…

On a de plus en plus d’élèves qui écrivent des titres et des sous-titres au fil de leurs devoirs écrits, dans leurs dissertations et dans leurs commentaires, tout au long de l’année, malgré nos préconisations. Ce n’est pas faute de leur dire « Tout doit être rédigé! » C’est vrai que par ailleurs, on trouve des titres partout: dans les corrigés tout faits, sur les sites Internet, dans les manuels, dans les mémoires, etc… L’ injonction est paradoxale: le professeur de français rédige des commentaires avec des titres toute l’année, qu’il écrit bien en évidence au tableau et lui, l’élève, n’y a pas droit dans ses propres écrits. « Fais comme je dis, et pas comme je fais. » Comment comprendre que l’enseignant ait barré les titres dans ton devoir alors qu’il te distribue un corrigé de ce même devoir qui en contient? C’est bien la démonstration que ces titres sont utiles!
On pourrait donc questionner cette interdiction: pourquoi, après tout, maintenir cet interdit dans une société où tout est structuré par des titres? Les écrits scolaires en n’évoluant pas, courent le risque de se ringardiser. Est-ce que dans la vie professionnelle, la formulation d’un bon titre ne serait pas une compétence plus utile que l’art de la longue transition écrite subtile, très rhétorique? La recherche d’un bon titre est aussi un bon exercice de synthèse et de formulation. L’erreur des élèves qui n’entendent plus cette consigne d’interdiction -qu’on leur répète pourtant à chaque devoir- est un symptôme d’une inadaptation de nos règles: leur faute me semble plutôt qu’une étourderie la manifestation d’un bon sens que nous devrions entendre.
Je précise que comme tout le monde, je dis aux élèves de ne pas en utiliser ! D’ailleurs je consacre pas mal d’énergie à cette interdiction: n’est-ce pas du temps perdu pour imposer avant tout une tradition? En dévalorisant les devoirs qui contiennent des titres, nous ne sanctionnons pas un défaut vraiment objectif, mais nous voulons souvent avant tout imposer le respect d’une norme désuète. « C’est comme ça, un point c’est tout!  » est l’essentiel du raisonnement que nous présentons pour le justifier. A mon avis, cette règle ne correspond plus vraiment à notre contexte.
Evidemment, il faudrait aussi que l’enseignement supérieur suive, si l’on changeait doucement cette norme. Mais je rêve sans doute, et l’époque est plutôt à se raccrocher à nos vieux usages, avec cette illusion qu’en nous cramponnant, bien crispés, nous allons les retenir !

Open Bad-Jeu

Est-ce que pour valoriser mon parcours, je veux parler de moi en exhibant un album Panini plein de badges qui ressemblent à des macarons Scouts ?

C’est bien la proposition de plusieurs académies ce week-end, avec les open-badges.

On oublie aussi que les signifiants ont en soi un sens : ces badges constituent un système de représentation, et sa sémiotique est révélatrice. Ces open-badges veulent dire qu’on aurait à construire un récit de soi, sérieux  -puisqu’une rectrice nous explique dans une vidéo qu’il sert à construire notre carrière, ce qui n’est pas rien- avec des autocollants qui ressemblent à ce qu’on gagne quand on achète un paquet de Babybel.

Est-ce que je veux me raconter avec un tableau de médailles en chocolat ? Est-ce que je veux que mon institution représente mon travail ainsi ?

Cela nous renvoie aussi aux jeux vidéos et au monde virtuel : là le signe est important aussi, le VIRTUEL. Ces insignes pixellisées sont une manière de bien insister sur le fait qu’on ne peut pas nous donner des récompenses qui salueraient matériellement notre investissement (alors qu’on a  quand même bien usé nos ordinateurs personnels, pas des machines de luxe, qu’on a beaucoup fait chauffer…) dans une période où notre travail a souvent été remis en cause médiatiquement, sans parole ministérielle forte pour contredire des allégations qui nous affichaient publiquement comme des décrocheurs.

Voilà pourquoi nous nous sentons vraiment méprisés par ces (in)signes qu’on nous envoie.

Attention parce qu’il y a des aspects qui peuvent sembler sympathiques : on nous parle d’évaluation innovante par les pairs notamment. Mais là, on ne comprend plus bien, puisque c’est l’institution qui propose de nous envoyer des open-badges : cela apparaît donc plus proche du tableau d’honneur des meilleurs ouvriers des usines soviétiques que d’une analyse fine et partagée de compétences comme on essaie de nous le vendre.

C’est aussi un mode d’évaluation qui est lié aux datas : je m’estampille, j’estampille mes collègues, dans un contexte de capitalisme de surveillance. J’aimerais que l’humain dans l’éducation nationale ne soit pas apparenté à une marchandise qu’on étiquette, en nous demandant de faire le tri nous-mêmes. Cela serait un message d’espoir pour le reste de la société, en fait.

On me dit aussi « mais c’est uniquement valorisant, aucun badge n’est dévalorisant » : hem hem, si vous recevez le badge « utilisateur » alors que votre voisin reçoit le badge « expert », ça veut dire quoi, au juste ? N’est-ce pas une façon hypocrite de construire des hiérarchies professionnelles ?

Certains préfèrent même ça aux concours, qui ne valideraient pas de réelles compétences. Pourtant, je peux dire qu’à 23 ans, j’aurais été incapable d’être cooptée par qui que ce soit, je ne sais pas comment autrement que par un concours anonyme, on aurait pu reconnaître mes compétences ou mes connaissances. On pense par exemple aux recommandations sur LinkedIn : comment tous ces gens font pour m’évaluer alors que la plupart ne m’ont jamais vue ? Ils m’envoient des recommandations dans l’espoir que je reconnaisse les leurs ensuite. C’est aussi ça l’objectivité de l’évaluation numérique…

Il y a aussi une sorte de croyance infantilisante qui pense à notre place que les enseignants ont besoin de motivations extrinsèques pour progresser ou se motiver… Changerai-je mes pratiques pour un badge? Est-ce que vraiment je vais me mettre à faire la course aux badges? Est-ce que cela serait même bon signe pour l’éducation nationale que cela devienne ma motivation? Je crois même que les gens qui vont partir à la course aux badges seront ceux qui cherchent plus l’affichage que ceux qui voudront vraiment vivre des expériences pédagogiques fortes et authentiques avec leurs élèves.

Ne dit-on pas d’un badge qu’il est un gadget?

Professeurs accrocheurs !

« Des milliers de profs n’ont pas assuré leurs cours »!  « Ces profs qui ont séché »… Les gros titres ont fait tilt. Nous pouvions ensuite découvrir, si nous lisions les petites lignes en dessous, que ce chiffre correspond à un pourcentage de professeurs absents, pendant le confinement, de 4 à 5%, qui est globalement le taux d’absence en France, tous métiers confondus.

Et pourtant, il s’est agi d’un scandale, un « tabou » à partager, pour certains journalistes. Pourquoi?

Dans la formule reprise partout des « professeurs décrocheurs », il y a quelque-chose de l’ordre du retournement carnavalesque: l’image du professeur mauvais élève, le professeur qui va être puni par le ministre, comme un besoin de défoulement social symbolique. La figure du professeur décrocheur est justement une accroche : on va se sentir plus fort si on dézingue cette autorité symbolique que, tout jeune, on nous avait dit de respecter. Le problème, c’est que « décrocher » médiatiquement la figure du prof pour le désigner comme fautif, bouc émissaire, d’une façon aussi générale, est dangereux.
Il me semble logique qu’un tel phénomène – cet épisode de défoulement médiatique convergent- se produise à un moment de tension, où tout le monde est fatigué. Il faut trouver des responsables à nos problèmes. Le professeur est bien pratique, il permet peut-être d’éviter qu’on tape trop sur le politique: si les élèves ne sont pas en classe, ce ne serait pas à cause des mesures draconiennes des protocoles sanitaires qui imposent pourtant des effectifs limités, ou interdisent encore la scolarisation de certains niveaux… Moi qui vous écris par exemple, je fais encore cours à des élèves volontaires à distance (les conseils de classes sont passés et il n’y a plus grand monde en ligne) mais mon lycée en zone orange n’est pas ouvert aux élèves, ce qui limite beaucoup mes possibilités de leur faire cours en présentiel, vous en conviendrez. C’est donc assez naturellement que je viens grossir les rangs de ces statistiques de 40% d’enseignants paresseux dont parle monsieur Babier sur BFM. Parce que notre mauvaise volonté expliquerait tout!  Et cela, même si « l’absentéisme » constaté ne dépasserait pas le taux d’absence moyen de la population française, c’est à dire 5%. Et cela, même si le ministère précise que les 5% globalement évalués contiennent aussi des enseignants malades.
Sur France Inter, un éditorialiste a précisé qu’un ministre, dans les coulisses de leur antenne, avait affirmé que si les employés de la grande distribution s’étaient comportés comme les professeurs, la France serait morte de faim. L’offense est grande. On ne peut pas la laisser passer dans un contexte de raréfaction des vocations enseignantes: il est très grave de laisser faire de telles atteintes à notre dignité et à notre image. Nous mettons très haut les valeurs de bienveillance à l’égard de nos élèves, on en attend en retour de la société.
Car attention: il n’est pas question de prétendre que les professeurs sont parfaits, que tout est allé de soi. On a fait comme on a pu, je crois. Si certains ont été perdus, je ne sais pas pourquoi on devrait être plus sévère envers la population des enseignants plutôt qu’une autre. On a mis en place des dispositifs évolutifs, on a créé des formations express, on s’est adaptés à nos élèves, on est allés les chercher sur Discord, sur Whatsapp… On a fait comme on pouvait avec nos ordinateurs personnels, qui n’étaient pas forcément des bêtes de compétition toutes fraîches, et là je pense spécialement à mon collègue dont l’ordi a rendu l’âme après une semaine de confinement, et qui a dû assurer les cours en partageant la tablette de sa compagne… On a fait avec nos propres connexions – et là je me souviens de la semaine où un  sabotage du réseau sur ma ville avait déconnecté tout le monde…
Fatigue.
Je propose donc de rendre plus visible notre travail, notre inventivité en partageant quelques exemples de travaux inventifs faits par des collègues pendant cette période de confinement. N’hésitez pas à partager les vôtres ! (cliquez sur l’écran !)

Les femmes politiques ne sont pas des dindes

 

Franchement, on en a marre de ces images sexistes qui n’apportent rien au débat. Ces photomontages ou ces caricatures – mais j’aurais pu aussi citer énormément d’articles ( dont beaucoup à l’extrême-droite), de commentaires- qui traitent les femmes de tous bords de dindes me semblent de plus en plus insupportables.  Ils sont malheureusement assez symptomatiques du regard posé sur les femmes politiques de notre pays. Je ne parle pas de Christine Taubira qui avait été caricaturée en singe… et j’ai vu d’ailleurs pas mal d’autres animaux en cherchant les dindes sur Google…

Si nous ne sommes pas d’accord avec les politiques qu’elles mènent, caricaturons le contenu de leurs propos, soit. L’image de la dinde, à quoi renvoie-t-elle?  En cherchant dans le dictionnaire du Trésor national de la langue française, on trouve ces indications:

« Par analogie, familier, péjoratif [En parlant de personnes du sexe féminin, et par référence au caractère lourd et stupide attribué au gallinacé] Femme, fille, prétentieuse et sotte. Le premier sot et la première dinde venus; se complaire dans les bras de quelque dinde. (Quasi-)synon. oie. Elle, une dinde, lui, un abruti (MONTHERL., Lépreuses, 1939, p. 1417).
 En interjection: Quelle dinde! Grande dinde! Espèce de dinde!
 En emploi d’attribut avec valeur d’adjectif: Mais les celles qui, comme ça, dans cette gazette, se plaignaient, il [Charlesles trouvait toujours soit trop dindes, soit trop tartes (QUENEAU, Zazie dans le métro, 1959, p. 15).

Si nous pouvions arrêter d’affirmer qu’une femme politique est une dinde, je crois déjà que la qualité de notre humour s’améliorerait nettement, et puis on progresserait peut-être un peu  en considérant a priori que les femmes qui s’engagent ne sont ni prétentieuses ni sottes, mais intelligentes et courageuses.  Qu’on attaque plutôt leurs idées!

La petite compilation que j’ai pu faire ci-dessus en quelques minutes, sans avoir spécialement fait d’efforts pour être exhaustive, montre bien que ce genre de propos n’a rien à voir avec les orientations politiques de ces personnes, puisqu’elles sont de tout bord. Je crois aussi qu’on ne se rend pas bien compte de la violence que constituent ces images pour les personnes intéressées d’une part, mais aussi pour les femmes en général: insidieusement, la récurrence de ces images péjoratives sans valeur argumentative sape la légitimité plus générale des femmes en politique. Ces images partagées sur les réseaux finissent par nous dire: « votre place n’est pas là, mais dans une sorte de poulailler domestique, restez dans votre basse-cour. »

Si vous vous demandez quelle mouche m’a piquée aujourd’hui, et pourquoi il m’a pris la fantaisie tout à coup de faire cette recherche, d’écrire ces quelques lignes, c’est parce que tout à l’heure, j’ai justement rencontré le montage qui visait Marlène Schiappa. Il y a sans doute des reproches politiques à lui faire: mais l’assimiler à une dinde, vous trouvez ça franchement spirituel? Si encore c’était original… Et ça fera avancer quoi, franchement?

Sûrement pas la cause des femmes, en tout cas.

Andrée Chedid n’est pas un homme.

La bonne nouvelle de l’écrit du bac français des séries ES/S, c’est que cette épreuve aura permis à Andrée Chedid d’être plus connue. Cette autrice importante n’est pas assez lue. Qu’elle devienne l’objet du commentaire de texte au bac va contribuer à asseoir son importance dans notre « canon littéraire », où la place des femmes, même contemporaines, est encore trop fragile.

Mais les élèves  de première ont tendance à paniquer, parce qu’ils/elles sont nombreux à avoir cru tout au long de leur copie qu’il s’agit d’un homme. On peut les tranquilliser: l’essentiel, dans un commentaire, c’est d’avoir interprété avec pertinence et de façon personnelle, sensible, le texte donné à l’examen.  Il est fréquent de ne pas tomber sur un texte connu à l’écrit du bac: ainsi tous les candidats sont sur un pied d’égalité, alors que quand les auteurs sont plus célèbres, ceux qui les ont étudiés en classe ont plus de chance que les autres. L’année prochaine, avec la réforme du bac, le commentaire écrit portera d’ailleurs sur une oeuvre en dehors du programme, qui pour les autres exercices ( la dissertation et l’oral) sera imposé. Evaluer des compétences de lecture, ce n’est pas évaluer la récitation par cœur d’une leçon toute faite sur un.e auteur.e.

Certes c’est une maladresse de ne pas avoir su identifier le E final d’Andrée comme une marque de féminin. Mais on connaît tous Thésée, Enée, Thimothée, Orphée, Amédée, et ce sont bien des garçons. On connaît aussi des Zoé, Daphné, Aglaé, Chloé, qui sont des filles. La mode des prénoms italiens fait qu’on a parfois des Andrea de sexe masculin dans nos classes de lycée. De plus, si les adultes d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années ont bien connu les Renée et autre Andrée dans leur enfance, les adolescents d’aujourd’hui n’en ont pas beaucoup côtoyé. Enfin, André, cela vient d’un mot grec qui justement, signifie « homme »: le prénom porte dans son étymologie même l’idée de sexe masculin: voilà aussi un facteur qui a pu agir sur l’erreur, car du point de vue sémantique, Andrée au féminin est assez paradoxal.

Mais surtout, comme le souligne le media Les Nouvelles News, cette étourderie lycéenne est révélatrice d’un instinct qui porte à priori nos élèves à identifier un poète comme un homme. Spontanément, dans le feu de l’examen, si les candidat.es sont aussi nombreux à commettre la même erreur, c’est bien parce lire des noms de poétesses dans les manuels scolaires, dans les descriptifs de baccalauréat, ce n’est pas encore une habitude intégrée.

Certes, les choses changent depuis notre pétition, sûrement et lentement. Il faudra être patient pour que cette modification progressive de nos repères littéraires -vers une forme plus égalitaire- entre réellement dans la norme scolaire et culturelle de ce pays. Pour l’instant, c’est encore un événement qu’on me signale: « Françoise, tu dois être contente! Il y a deux femmes dans le sujet des premières ES et S! » Moi-même, quand j’ai découvert le sujet, pour lequel je surveillais l’épreuve, j’ai presque sauté de joie, à la façon d’un personnage de dessin animé qui trouve une chose incroyable…  (Bon, on oublie au passage qu’il n’y a aucune femme dans les sujets de L et de section technologique…) Une forme d’égalité sera acquise quand on ne trouvera plus notable que les textes donnés pour le bac aient été écrits par des hommes ou par des femmes, quand je ne sauterai plus de joie parce que je vois un nom de femme sur un sujet: alors quand viendra cette époque, on pourra parier que nos élèves seront plus nombreux à identifier Andrée Chedid comme une femme.

Mais en attendant, pour l’instant, réjouissons-nous pour elle et pour Anna de Noailles, dont c’est un peu la fête ces jours-ci!

 

Oedicnème criard

« Oedicnème criard ». Parfois, on se réveille avec un mot un peu étrange dans la tête. Ce matin pour moi, c’est « oedicnème criard », le nom d’un oiseau rare qui correspond à un souvenir d’enfance précis.

J’étais avec mon père à la « Quimbeau » (Je ne sais pas comment ça s’écrit au juste, c’est le nom de plusieurs champs, pas loin de mon hameau natal, autour d’une ruine isolée) car j’allais parfois l’accompagner dans son travail, il me faisait une petite place dans le tracteur. C’était un vrai plaisir. J’avais quoi? 9 ans? 10 ans? je ne sais plus… Ce jour-là, nous avons vu un oiseau étrange qui se détachait à peine sur la couleur de la terre retournée.

« Françoise, regarde là-bas, c’est un oedicnème criard! c’est très rare! c’est un oiseau coureur! » Nous retenions notre souffle, tous les deux seuls dans la campagne, le moteur du tracteur arrêté, dans un moment suspendu. Cet oiseau, sûrement ne le reverrais-je plus jamais dans ma vie, il était exceptionnel dans mon coin de Nièvre, on avait le coeur battant, de le voir, là, courir, bizarre.

Mais je savais aussi qu’il y avait une chose encore plus merveilleuse que cet oiseau étrange et discret: un père qui sache le nom incroyable de cet oiseau, et veuille me le transmettre, un père qui le reconnaisse alors qu’il se distingue à peine des mottes de terre fraîchement retournée, un père qui m’explique sa rareté, son mode de vie, qui arrête son tracteur, et qui l’admire avec moi. Voilà tout le prix pour moi de ce mot rare que j’affectionne : « oedicnème criard. » Pour personne d’autre que moi sans doute, ce mot ne contient autant de choses.

Des femmes sur la photo!

C’est une accumulation de photos sans femmes, qui -rencontrées au hasard des réseaux sociaux ce mois-ci- nous fait réagir.  Hommes et femmes, nous ne voulons plus de ces brochettes de costards-cravates aux tribunes d’honneur lors des séminaires, des colloques, des congrès: cela ne correspond pas à notre vision de la société.  Cette mise en avant des hommes (plutôt blancs et âgés), cet oubli ostensible des femmes lors de ces événements prestigieux offrent de la France, et spécialement de ses élites, une image profondément inégalitaire. Nous la refusons, elle nous choque: c’est pourquoi il faut qu’on reste ensemble très vigilants et qu’on « affiche » les événements qui oublient les femmes.

Nous avons donc décidé de commencer ce petit album contributif, sur une page collaborative, pour qu’on garde trace de ces événements, qui aujourd’hui encore, prouvent la profonde inégalité du partage des responsabilités dans ce pays. Il existe des chercheuses compétentes dans tous les domaines: pourquoi n’ont-elles pas plus la parole? Pourquoi trouve-t-on les femmes dans l’animation des ateliers d’un séminaire, mais si peu pour introduire celui-ci ?

Comment les hommes très intelligents qui sont justement à ces tribunes d’honneur ne peuvent-ils pas être eux-mêmes choqués par l’image qu’ils offrent de la société ? Avec toute la finesse intellectuelle dont ils font preuve par ailleurs, comment peuvent-ils penser que la société d’aujourd’hui peut se faire en excluant les femmes de ces événements ou en ne leur donnant qu’un petit rôle de consolation?  C’est un mystère.

Bien sûr, changer l’image ne suffit pas, et c’est la société qui doit se remettre en cause plus profondément. Si on ne réclamait timidement qu’une petite place symbolique sur la photo, il pourrait s’agir d’une représentation superficielle, et cela arrive parfois qu’on ajoute une femme de ci de là, uniquement pour le décorum. Revendiquer des places sur la photo n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un outil pour progresser, car il ne faut pas ignorer que nous sommes dans une société de l’image. Comment une jeune fille, de nos jours, peut-elle se projeter dans un rôle social de pouvoir, si les média ne lui renvoient que des photos d’hommes puissants? Il faut donc que ces places sur les photos ne soient pas celles du second plan, celles de faire-valoir, qu’elles ne constituent  pas de simples alibis. Nous voulons des places sur ces images, mais aussi une égalité de salaire à travail égal, des places dans les manuels scolaires et dans les programmes officiels, des prix littéraires et scientifiques, et plus globalement une reconnaissance et un respect de la société. Voilà les revendications sous-jacentes à notre démarche de compilation.

Les choses sont en train de changer, car la diffusion de ces photos excluant les femmes sur les réseaux sociaux nous choque. Pour éviter que notre indignation ne soit que temporaire, afin que l’on n’oublie pas ces injustices, de colloque en séminaire, de remise de diplôme en congrès, de cérémonie en tables rondes de toutes sortes, contribuez vous aussi à enrichir cet album par vos propres photos en cliquant deux fois sur la page ci-dessous:

Un matin au lycée

Ce matin dans ma salle de classe, il y avait de l’affection qui flottait dans l’air. Les élèves avaient l’air contents d’être là, ils travaillaient de leur mieux. Alors dans l’atmosphère c’était palpable, comme une onde tiède et familière qui remplissait l’espace entre les tables, les chaises, le tableau. On se faisait des petits sourires. On se donnait des conseils. Ils écrivaient. On se lançait parfois des blagues légères, mais qui ne prenaient pas le pas sur le travail. A un moment ils ont applaudi, je ne sais même plus pourquoi au juste, c’est parti d’un coup, une minuscule étincelle de plaisir, et hop, c’est une classe comme ça, un peu trop spontanée, des petits secondes tout frais. Il y a des pipelettes, garçons et filles, il y a des curieux, des appliqués, une forte en thème décalée, et plusieurs géants – incroyablement grands et forts- avec des têtes de bébés. Ils t’allument volontiers le vidéoprojecteur fixé au plafond sans se mettre sur la pointe des pieds quand il n’y a plus de télécommande. Alors que toi tu grimpes sur une chaise pour y arriver. Ils ont l’âge de ma fille, Adèle. Certains étaient même dans sa classe en maternelle et je les connais depuis qu’ils ont trois ans. Il y a une immense réserve d’enthousiasme surtout, qui ne demande qu’à faire surface. Personne ne raconte trop ça, ce que ça fait d’être bien dans une salle de classe. Cela n’arrive pas tous les jours, mais parfois c’est ainsi, un petit miracle d’équilibre collectif, d’attentions qui ne se dispersent pas. Et c’est beau.

Les antiperles du bac, saison 2

Correcteur, si toi aussi, tu en as marre qu’on prenne les élèves pour des imbéciles, participe aux « antiperles du bac »!  L’année dernière, je lançai cet appel spontané sur Twitter à la toute fin des corrections du bac en proposant aux collègues volontaires de consigner les éclairs de génie des jeunes bacheliers sur un mur collaboratif. Cette démarche a connu un certain succès, alors je vous propose de la renouveler cette année.

Il n’est pas question d’idéaliser le « niveau » des élèves, mais face aux discours caricaturaux et déclinistes du fameux « nivokibaisse » je pense qu’il est très important de montrer combien les jeunes d’aujourd’hui sont capables aussi de brio, d’inventivité. Je n’ai rien contre le repérage en soi des perles du bac traditionnelles, qui peuvent être drôles, attendrissantes- et qui parfois révèlent même une forme de génie paradoxal. Ne soyons pas les ennemis de l’humour. L’ennui, c’est que ces fameuses perles s’accompagnent souvent de ricanements méprisants, et qu’on en profite pour déprécier l’ensemble d’une génération, qui a déjà beaucoup de sujets d’angoisse – l’obtention du diplôme, et les résultats de Parcoursup n’en étant que les plus visibles.

Quand j’étais élève, moi-même -qui approche doucement de la cinquantaine- j’entendais chaque année certains enseignants nous répéter que nous étions les pires élèves qu’ils avaient jamais eus, que décidément, le niveau était bien bas, qu’ils n’avaient jamais vu autant de fautes dans des copies… Avouez-le: n’avez-vous vous-même jamais entendu ces discours lorsque vous étiez élève? On peut tout de même se demander d’où vient ce besoin irrépressible, chez certains adultes, de mépriser les plus jeunes. Est-ce que véritablement, ce type de propos, aux fondements objectifs assez douteux, peut faire avancer les choses et aider les lycéens?

Pépites poétiques, tirades brillantes, paragraphes inspirés…. Nos copies ou nos oraux recèlent de vrais trésors d’inventivité, qui restent cachés. Depuis des années, nous ne dévoilons au public que les pires erreurs des élèves: c’est injuste. En respectant l’anonymat, pourquoi ne serait-il pas aussi légitime de citer leurs éclairs de génie?

En tant qu’enseignants, nous avons la responsabilité chaque année d’accompagner des jeunes vers le bac et nous pouvons nous inquiéter des discours médiatiques qui tendent à le dévaloriser – autant que les élèves- en montant en épingle quelques gaffes, plus ou moins authentiques, parfois réchauffées d’une année sur l’autre, en les brandissant comme des preuves irréfutables d’un système éducatif déliquescent. C’est un exercice très facile. D’ailleurs j’étais presque tentée de faire une collection des messages sur internet déplorant le niveau des lycéens pour montrer à quel point ces messages d’adultes sont eux-mêmes saturés de fautes. Mais décidément, le dénigrement n’est pas mon fort… Alors je lance ce nouvel appel: vous les collègues – qui comme moi, commencez à récupérer vos copies à corriger- participez à la saison 2 des antiperles du bac sur ce nouveau mur collaboratif:

Rendez-vous dans une dizaine de jours pour lire ensemble les premières récoltes d’antiperles. Le challenge serait de les publier et de reverser les éventuels bénéfices à des associations de lutte contre le décrochage scolaire.