Sur le seuil…

Nicolas. Ce jeune lycéen de seconde se tenait là, devant moi, à chaque interclasse, à chaque récré, avec sa petite bouille triste et son silence. On parlait un peu, doucement, et je finissais par lui dire « au revoir »: il fallait que je le chasse. Sinon, je crois qu’il serait bien resté et peut-être même qu’il aurait pu me suivre jusque chez moi. Sa maman était morte en septembre d’un cancer, alors qu’il arrivait justement au lycée. Son papa, avec qui il vivait seul, fou de douleur, avait arrêté de travailler et il a vécu toute l’année sa dépression prostré, dans sa chambre, sans en sortir. J’étais la professeur principale du petit -plus si petit- qui me regardait avec toute sa tristesse, tous les jours, et qui n’arrivait pas à travailler. On avait fait « ce qu’il fallait », on avait vu l’infirmière, l’assistante sociale. Le CPE. La conseillère d’orientation. Mais il restait devant moi, chaque jour, avec ses yeux semblant implorer une sorte d’adoption muette.

Et non, je ne pouvais pas être sa maman. Je n’étais que sa prof. Au seuil de son désespoir. La porte entrouverte sur sa vie. Sans pouvoir y mettre le pied. Bon, j’étais tout de même là, derrière, présente et impuissante.

Dans sa classe, cette année-là,  il y avait aussi un autre garçon triste, très discret. Tristan. Lui aussi, avec cette pâleur et ces cernes qui m’inquiétaient. Mais celui-ci, loin de me solliciter, voulait se faire oublier. Ce sont les alarmes du lycée qui ont détecté sa présence la nuit, alors qu’il cherchait à dormir sur un banc, dans le hall, parce qu’avec sa maman, et ses trois frères et sœurs, ils avaient dû se réfugier dans le deux-pièces du papy, où il n’y avait vraiment pas de place pour lui. Il a avoué qu’il dormait là depuis quelques jours, déjà.

Agnès. Je me rappelle la leucémie de cette élève de terminale et les remords que nous avions éprouvés d’avoir pu soupçonner un moment une sorte de laisser-aller adolescent de sa part, les reproches que nous lui avons faits, avant d’apprendre la maladie et d’être complètement dépités. Cette joie partagée, lorsqu’ elle a eu son bac quand même, malgré les traitements lourds. J’ai envie de pleurer quand j’y pense, car elle est morte depuis, d’une récidive, alors qu’elle était encore étudiante.

Il y a aussi la maman de Nadia, qui en arrivant face à moi pendant la réunion parents-profs, me dévisage et me dit brusquement: « Vous ne me reconnaissez pas, n’est-ce pas? c’est à cause de la chimio ». Je n’étais pas au courant. Elle et moi, on a soudain les larmes aux yeux. Elle me dit qu’elle a peur de mourir, de laisser ses enfants. J’ai eu son fils aîné deux ans auparavant. Cette année, j’ai sa fille. Qui veut être… infirmière…. On finit par pleurer carrément, cette gentille maman et moi, chacune d’un côté de la table, en se tenant les mains. Curieuse réunion parents-profs. Elle a guéri. Son fils, deux ans après le bac, est mort dans un accident de voiture. Cette fois-là, j’ai passé le seuil. On s’est écrit de belles lettres. Il y a un moment où les frontières profs/ parents – du fait de circonstances particulières- perdent leur netteté et où on se sent tout simplement des êtres humains sur la même planète.

Je pourrais vous en raconter bien d’autres, des histoires tristes. Rester sur le seuil n’est pas toujours évident, avec cette porte entrouverte sur tant de vies, tant d’histoires singulières, pratiquement une centaine d’élèves chaque année. Il y a dix jours, j’étais à un enterrement à côté de deux élèves que j’avais l’an passé. On a pleuré ensemble, on s’est embrassés. La maman de leur meilleur copain était aussi mon amie. Parfois, un hasard, des rencontres, et tout se mélange un peu, ma vie, la leur…

Etre prof pendant longtemps, c’est vivre à côté des élèves, et parfois un peu avec eux aussi, les belles choses qui leur arrivent comme les plus tragiques. Il ne faut pas se mêler de ce qui ne nous regarde pas. Mais s’ils sentent que le prof est là, à leurs côtés, et qu’ils nous voient comme un adulte bienveillant, je me dis que c’est déjà une belle et noble chose.

Ah, je suis un peu lourdingue avec mes grands principes et mon humeur empathique, mais la pub à la télé qui passe en ce moment te dit pourtant que la prof, c’est son tableau qui l’intéresse, combien font 20 – 5, et pas ses élèves.

 

 

(Les prénoms ont été changés)

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