Pas chère, ma dictée!

checklist-1622517_960_720J’ai une classe de BTS spécialisée en climatisation, et je leur enseigne la culture générale. Ces 25 garçons  sont majoritairement issus de bac pro. Une chose m’a particulièrement étonnée: des élèves m’ont montré sur internet le portail « Projet Voltaire » en me demandant si je pouvais les abonner pour leur faire passer la certification en orthographe- ce que proposait leur lycée l’année passée. (Beaucoup viennent d’autres établissements). Nous étions justement en train de faire un travail d’orthographe en salle informatique, car nous avons une heure d’accompagnement personnalisé qui permet entre autres de développer leurs compétences en maîtrise de la langue écrite. J’ai trouvé ça assez émouvant que des élèves viennent me demander de travailler leur orthographe: le fait qu’ils le formulent, qu’ils aient cette attente, qu’ils soient volontaires, ce n’est pas courant dans ce type de classe. Ce qui fait mouche apparemment pour eux, c’est cet argument: « les entreprises le demandent sur le CV. »

Alors, je me suis un peu renseignée, même si j’avais déjà entendu vaguement parler de ce fameux « Projet Voltaire. » Cet organisme privé propose deux choses distinctes: l’abonnement à un portail d’exercices en ligne, par paliers, adapté au niveau de chaque élève, comprenant aussi les explications progressives à toutes les règles subtiles de notre langue, mais aussi une certification, un examen sur papier qui se passe en trois heures.

J’apprends ensuite sur Twitter que des lycées publics offrent abonnement au portail et certification à leurs élèves, séduits par la plus-value que cela représente pour leurs élèves. J’en parle à mon Proviseur: il connaît bien cet organisme qui lui téléphone souvent pour proposer ses services. Comme moi, il trouve cette idée de certification bien dangereuse: voilà que des établissements publics se mettent à organiser un examen privé, qui en plus, relève parfaitement de nos compétences. Devons-nous déléguer la validation de l’apprentissage de la langue écrite- une compétence fondamentale- à une société privée?

S’abonner au portail d’exercices d’orthographe, vous me direz, pourquoi pas. C’est un travail d’éditeur, c’est une sorte de manuel interactif: donc pourquoi n’y aurions-nous pas recours, au même titre que nous achèterions un manuel… surtout si les élèves sont partants: quand je vois leur attirance pour le dispositif, je me dis que le jeu en vaut en effet la chandelle. Le fait que le logiciel permette un suivi individualisé va tout de même plus loin qu’un simple manuel interactif, et je me dis aussi que le Ministère pourrait tout à fait proposer l’équivalent. Cet outil pourrait être utile à tous les niveaux, depuis le collège jusqu’à l’enseignement supérieur, avec cette idée positive de paliers de compétences.

La certification privée, c’est une autre histoire, qui me paraît beaucoup plus dangereuse. Elle prospère, et comment expliquer ce succès? Toutes les apparences semblent désigner une lacune de l’éducation nationale: on a le bac, mais cela ne voudrait plus dire que l’on sait écrire correctement? Il ne faut pas qu’une chose pareille se propage. Il y a une urgence.  Si nous laissons ce système s’installer sur tous les CV, symboliquement, cela peut signifier que nous n’assumons plus l’enseignement de l’orthographe. En laissant faire cela, le signal que nous envoyons, c’est que nous déléguons l’apprentissage de la langue écrite à une instance extérieure sur laquelle nous n’avons pas de prise. Pourtant, je suis la première à considérer que je suis une professeure de littérature avant d’être une professeure de « dictées ».. Mais je ne veux pas qu’il soit dit que l’enseignement de la langue ne me revient plus, à moi, professeure de lettres, ce serait une insulte.

Autant la certification de type « Cambridge » peut se justifier (car il y a une validation internationale, on peut se dire que les Anglais peuvent être plus compétents que nous pour parler anglais)…autant je ne vois pas pourquoi on dessaisirait tous ces profs de français du secondaire, qui ont fait quand même des études universitaires assez poussées, de l’apprentissage de l’orthographe et de sa validation. A quand une certification privée de calcul mental décernée par l’entreprise Trucmuche? A quand le label rouge de discours oral attribué par la startup Machin? La ceinture noire d’Histoire de France sous-traitée par la PME Bidule?

Il me semble qu’au niveau du ministère, il faut trouver une réponse d’urgence. Non au grignotage insidieux de l’enseignement public par l’entreprise privée. Créer notre propre logiciel d’orthographe, notre propre système public  de validation par paliers progressifs de compétences: voilà une solution.

A 30 euros la certification par élève, ça fait cher la dictée, non? (Et vu le nombre d’élèves en France, secondaire et supérieur cumulés, sans compter la formation continue, ça en fait, une manne!)

Une réflexion sur « Pas chère, ma dictée! »

  1. Isabelle O.

    Je suis bien d’accord avec vous. Le problème est que l’Education nationale accorde aux chefs d’établissements cette responsabilité. Cela soulève un vrai questionnement : préfère-t-on donner du budget à un organisme privé plutôt que de vraies heures de cours avec les professeurs de lettres ?

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