Le bar de banlieue, les femmes, et l’agrégation.

Il y a quelques mois, l’absence de femmes dans un bar de banlieue, dénoncée dans un reportage télévisé, faisait scandale en France. Depuis, le patron de cet établissement affirme pourtant que les femmes sont les bienvenues chez lui, mais l’idée que dans les banlieues populaires il y ait bien des bars interdits aux femmes a fait son chemin et constitue un motif régulier de colère: on nous imposerait dans notre paysage quotidien une culture misogyne venue d’ailleurs.

Mais notre propre culture nationale traditionnelle, au sens le plus classique du terme, est-elle irréprochable? L’absence régulière des femmes dans les programmes d’agrégation de lettres ne pose pourtant, elle, visiblement aucun problème. Pour 2018, 12 auteurs sont sélectionnés, et PAS UNE FEMME. Ce fut également le cas en 1997, 1998, 1999, 2004, 2007, 2008, 2009, 2016… pour ne pas remonter plus loin dans le temps… Même Mme la Ministre Najat Vallaud-Belkacem souligne cette injustice dans un récent communiqué. Quand on dénonce cet ostracisme sur Twitter, un certain nombre d’hommes agrégés, et même quelques femmes, tout ce qu’il y a de plus distingués, viennent expliquer que les proportions d’œuvres de qualité écrites par des femmes sont vraiment trop peu importantes pour qu’on ait systématiquement au moins une autrice au programme! On te dit qu’à l’agrégation, c’est vraiment moins scandaleux qu’en terminale littéraire, où il n’y en avait jamais eu… Certes  mais en terminale on change un auteur (ou deux à certaines périodes) chaque année, alors qu’à l’agrégation on en choisit 12 à chaque fois!  Reportez-vous aux statistiques très précises établies par Anne Grand d’Esnon sur son blog Women and Fiction: https://womenandfictionblog.wordpress.com/2016/06/18/autrices-concours-et-canon-1-les-chiffres/

On me dit aussi parfois que je n’ai pas intérêt à continuer sur ce cheval de bataille: on a déjà obtenu satisfaction en ajoutant au programme pour la première fois une femme en terminale, il ne faut pas exagérer avec l’agrégation. Je vais être perçue comme une hystérique, une obsédée, ce n’est pas bon pour mon image. On me prévient gentiment.

On me dit  que des jeunes femmes passant l’agrégation peuvent tout à fait s’identifier à des auteurs masculins: le fait de n’avoir étudié que des hommes ne les empêchera pas elles-mêmes d’être des artistes si elles le désirent un jour… Bien sûr, moi aussi je pense qu’elles le peuvent. Mais franchement, dans la construction de notre imaginaire collectif, rien ne les y pousse franchement non plus. C’est latent, c’est inconscient, c’est lourd, le plafond de verre est en place depuis tellement de siècles qu’il pèse des tonnes, même s’il nous semble transparent.

Et je me demande pourtant QUI pourrait bien se sentir menacé par l’idée modeste, de bon sens, de laisser systématiquement une place à  au moins une femme dans un programme d’agrégation. Oui, le Panthéon culturel les a exclues en grande partie jusque là, mais plus on les exclut, moins elles y participent. Nous perpétuons le même système. Nous évitons soigneusement de créer autour des femmes de lettres d’autrefois ou d’aujourd’hui tout l’appareil critique dont elles auraient besoin pour s’imposer. On a organisé leur discrétion. On a même perdu complètement la trace de certaines d’entre elles. Aujourd’hui, je viens de découvrir la poésie de Madame du Boccage, pourtant célèbre au XVIIIème siècle. « Je succombe à l’horreur qui glace tous mes sens »… s’écriait-elle dans ses vers.

Comme si en réclamant au moins la présence d’une femme sur 12 auteurs, nous réclamions la disparition de Victor Hugo, la mort de Rimbaud ou l’oubli de Baudelaire…

Il y aurait donc d’une part une misogynie culturelle scandaleuse, celle -supposée- du bar de banlieue, contre laquelle nous nous révoltons d’un mouvement vif et unanime, et puis une autre misogynie, très raffinée au contraire, qui nous impose mine de rien un modèle culturel masculin depuis des siècles, qui sanctifie sans cesse des écrivains hommes, et auquel il ne faudrait pas toucher.  (La paille, la poutre… Tout ça…)

Il y a pourtant des pays qui ont fait un travail sur leur canon littéraire. Virginia Woolf, pendant longtemps, a été méprisée avant d’être considérée comme une romancière complètement incontournable. Mais en France, on se demande quand sonnera l’heure d’une prise de conscience pourtant nécessaire.

 

 

7 réflexions sur « Le bar de banlieue, les femmes, et l’agrégation. »

  1. Nadine Bichet

    Merci pour cet article! Il nous faudrait aussi nous attaquer … aux manuels de Lettres: certains ne proposent même pas une seule autrice dans la liste des textes choisis, en première ou seconde. j’enrage !

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  2. Sophie M

    Merci mille fois pour cet article et le combat que vous menez! Je viens de découvrir votre blog après un article dans le magazine Femmes des Editions du 8 Mars. Détail amusant, j’ai moi aussi une Iris et une Adèle à la maison 😉

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  3. Joseph Biancamaria

    Bonjour Madame,
    J’aime beaucoup votre blog, particulièrement la rubrique : « Anti-perles, vraies pépites du bac et autres fulgurances » !
    J’ai aussi remarqué que vos dessins étaient tous un peu sombres… est-ce volontaire, est-ce une option graphique ? ou sont-ils seulement « bruts de scanner » ? Si vous souhaitiez les éclaircir, je vous le ferais volontier ! Bénévolement bien entendu.
    Bien cordialement
    Joseph Biancamaria

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    1. fcahen94 Auteur de l’article

      Bonjour! Vous êtes très gentil! Je n’ai pas vraiment d’ambition pour les dessins qui ont été pris en photo rapidement n’importe comment. Ils peuvent rester ainsi, ne vous donnez pas de mal. Merci beaucoup. Bien cordialement.

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  4. Christine Charbonnier

    J’ai passé le bac de français en 1981. J’étais contente d’avoir dans ma liste des textes contemporains, dont un âprement négocié, de Marguerite Yourcenar. Malgré la variété de cette liste, à l’oral, j’ai été interrogée sur « il faut cultiver son jardin » – Voltaire. A mon sens, c’était un choix de facilité pour les examinateurs, qui disposaient d’une grille de correction est une habitude qu’ils avaient davantage avec des textes classiques qu’avec ceux, plus modernes et moins récurrents…

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    1. fcahen94 Auteur de l’article

      Oui, il y a tout un travail de fond pour changer les habitudes, pour faire bouger les références, c’est aussi à l’université qu’il faut agir… Nous lançons un projet intitulé « George le 2ème texte », une application sur le net qui devrait faciliter les recherches de textes de femmes pour les enseignants du secondaire, en les intégrant aux groupements de textes déjà existant. On espère que ça fonctionnera, l’ampleur de l’entreprise est impressionnante…

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