Tout le monde se plaint, sauf moi

Chaleur, cohue, tumulte. Gros sac, retour de Lille. Je cherche l’escalier pour monter au quai du RER D Gare de Lyon. Bizarre ce type qui semble attendre que je le dépasse dans le grand hall, chemise bleue, un livre ouvert dans les mains qu’il replie. Bah. On nous tasse au pied des escaliers en attendant que le train arrive. Je me dis que j’aurais mieux fait de prendre un taxi, je ne savais pas que ça se passait comme ça. Et là j’entends presque dans mon oreille une voix d’homme: « Tout le monde se plaint sauf moi ». Je sens un contact suspect sur ma hanche. Je regarde en biais: le gars à la chemise bleue avec son livre. Une tête de maniaque.Comment réagir? Je suis peut-être parano, c’est peut-être un effet de la cohue qui me fait angoisser. Ridicule mesure de précaution: je fronce les sourcils l’air pas commode en me disant « il va comprendre que ça ne me plait pas ». Opération glissade sur la droite, tant pis pour le coup de gros sac à une dame. Pardon madame. Je n’ose pas dire tout fort  » vous savez, je pense que j’ai un pervers aux trousses, mais en même temps je suis pas trop sûre encore ». Le temps passe. J’essaie de penser à Michaël Bakhtine, que je suis en train de relire, pour me changer les idées. Décidément tellement de points communs entre la description qu’il fait de la satire ménippée et les caractéristiques des réseaux sociaux. J’en ferai quelque-chose dans ma thèse. Il y a trop de bruit, je n’entends pas distinctement mais ce type, désormais sur ma gauche, un peu derrière moi, parle tout seul. Passage de train. Je l’entends dire « il faut se faire plaisir ». Je trouve que ça se confirme: il n’est pas clair. Il est carrément tordu. Au secours. Poussée des gens vers l’avant. Le type a pu se rapprocher. Et là, je ne rêve pas, je sens ses doigts sur moi, encore la hanche, à peine. Puis le bras. Mais c’est insidieux. A chaque fois je me pousse encore sur la droite. Il y a un monsieur rassurant avec une guitare qui regarde Facebook. Bien sûr, si j’avais mon téléphone, mais je n’ai plus de batterie. Je n’entends pas ce que le type dit, mais il parle, je suis sûre que cela m’est destiné. Franchement je n’ai pas envie d’entendre. Quand va-t-on pouvoir monter ces putain d’escaliers? J’entends malgré tout « je suis intimidé ». Tu parles, si t’étais intimidé tu ne me toucherais pas. Il me retouche. Je n’ose pas crier au milieu de tout le monde. C’est dégueulasse, il a son portable à la main et l’air content, toujours derrière moi, je me demande s’il a filmé sous ma jupe, il a l’air tellement super tordu. Il redit plus fort « TOUT LE MONDE SE PLAINT SAUF MOI. » Je ne rêve pas, c’est un cauchemar mais dans la réalité, le mec me retouche du bout des doigts. Comment fait-il? On peut enfin monter les escaliers, c’est une marée humaine. Je suis totalement paniquée, je monte aussi vite que je peux. J’en ai archi marre, j’ai envie de crier. Je rentre dans un wagon. Le mec débarque illico et se plante à côté de moi. Il jubile, il a l’air triomphant et regarde son téléphone. Il redit une troisième fois: « TOUT LE MONDE SE PLAINT SAUF MOI. » Je soulève mon gros sac et je vais dans le couloir. Miracle, des dames qui ont dû voir mon air désespéré m’interpellent: « Madame, venez vous asseoir. » Je suis tranquille jusqu’à Maisons-Alfort. Je descends. Le mec m’attend tranquille sur le quai. Il me regarde en souriant. Dans sa tête, il est probable qu’il trouve sa technique d’approche romantique. Je cours. J’ai un gros sac de voyage avec mon ordinateur dedans. C’est lourd. Je dépasse des gens, je cogne une grosse dame qui me gronde méchamment. Excusez-moi, j’ai horreur de me conduire comme ça… Dans la rue je me retourne plusieurs fois. Le mec a fini par avoir peur de ma peur. Il m’a enfin lâchée.
Arrivée chez moi, j’ai tout fermé à clé. J’ai sorti mon ordinateur et j’ai écrit ce texte d’une traite. Et ça me fait du bien. Bon allez, ce n’était rien qu’un frotteur, pas la peine d’en faire un fromage, hein.

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