Le métier d’enseignante me fait toujours rêver.

Aujourd’hui, j’ai lu la presse et si vous êtes prof, je ne vous conseille pas d’en faire autant.

C’est la fin de l’année scolaire en lycée. Vous êtes encore toute contente du goûter que vous avez organisé pour le dernier cours avec vos secondes 1, qui vous ont demandé si vous seriez libre pour les accompagner la semaine prochaine -après la fin des cours, donc- au musée. La bouche encore pleine de gâteau, les petits cœurs qu’ils ont dessinés sur le tableau ne sont pas encore effacés,  vous vous dites que vous avez fait plutôt du bon travail avec eux, vous avez conduit des projets motivants et vous en avez déjà en tête quelques-uns pour l’année prochaine…

Alors, non, ne lisez pas la presse.

Déjà, Le Monde l’écrit encore en gros : « Le métier d’enseignant ne fait plus rêver. »

Quoi?

Ce métier, 23 ans après l’avoir commencé, me fait pourtant toujours rêver. Il y a toujours tant à inventer. Cette année, nous avons par exemple imaginé avec les élèves ce qu’aurait pu être l’histoire de Bel-Ami à l’époque d’internet! Nous avons aussi ressuscité une autrice oubliée du XVIIIème siècle et les élèves ont été community managers du fil Twitter de Gallica pendant toute une journée pour présenter les femmes du XVIIIème siècle..Nous avons aussi créé une édition personnalisée par les élèves de l’Aigle du Casque de Victor Hugo. Je ne vous parle pas de l’opération « Lycéens au cinéma » avec des élèves qui ont été passionnés par Le Dictateur de Chaplin, ou des sorties régulières au théâtre de la ville. Je ne vous parle pas non plus de la coopération avec Jean-Charles Massera, un auteur qui est venu travailler avec eux sur l’actualité. Nous avons même tenté de coder Molière! Nous avons aussi appris à faire des dissertations, des commentaires de textes, nous avons lu Tartuffe.

Toute une année passée à créer ensemble.

Toute une année passée à parler, à écrire, autour de ce que vous adorez: la littérature. Vous êtes payée pour partager votre passion, pour faire vivre vos auteurs préférés, vos personnages fétiches. Vous êtes toujours au rendez-vous pour lire Baudelaire ou faire résonner le phrasé de Céline entre les murs jaunes de la salle 320, dont quelques dalles du plafond sont certes abîmées, où le vidéoprojecteur bancal a tenu longtemps avec du scotch, mais où se recrée à chaque heure un cercle d’attentions vibrantes et fragiles à la fois.

Comment penser que ce métier puisse être ennuyeux? Connaissez-vous le regard pétillant de mes élèves et leur humour? Savez-vous combien ils sont attachants et quelles relations de qualité se tissent ainsi chaque année? Quels progrès se font pas à pas? Avez-vous déjà entendu un élève vous raconter combien il a aimé un livre alors qu’il était persuadé qu’il détestait lire? Avez-vous tenté de construire des stratagèmes malicieux pour raccrocher vos élèves déconcentrés?

Il faut avoir vécu ce petit saut que fait votre cœur dans votre poitrine quand vous entendez dans la rue votre nom prononcé par un élève que vous avez eu 15 ans auparavant et avec lequel vous vous mettez à évoquer tant de souvenirs… Ou bien quand votre fille a pour maîtresse d’école l’une de vos anciennes élèves…

Connaissez-vous le prix d’avoir un métier qui a un sens?

Changez de media, vous passez à Libé, un journal que vous aimez bien aussi d’habitude, comme Le Monde.

Et là, vous apprenez que dans les lycées populaires, d’après une étude de l’OCDE, seuls 19% des enseignants ont le CAPES ou l’agrégation. Alors comme vous travaillez justement dans un lycée populaire de banlieue depuis 20 ans, vous êtes très surprise de cette nouvelle, car dans votre équipe, vos collègues sont toutes agrégées ou certifiées. Il y a même plus d’agrégées que de certifiées. Vous même, vous êtes professeure agrégée de « classe exceptionnelle » et cela fait donc 20 ans que vous exercez dans un établissement en « zone prévention violence ». En lisant plus attentivement l’étude, vous comprenez que les chiffres sont biaisés: les professeurs des lycées professionnels, qui ont passé un autre concours, sont comptés dans l’enquête comme « non qualifiés ». C’est insultant pour eux, car le PLP n’est pas un concours sans valeur, et tous ces titres de journaux (car Libé n’est pas le seul à reprendre l’information) font encore passer les professeurs de banlieue en général pour des incapables. Si je suis parent d’élève en banlieue et que je lis ce genre d’article, je cours mettre mon enfant dans le privé. Au secours! Cette étude de l’OCDE est construite sur une grossière erreur d’interprétation du système français. Fake-news relayée par les médias sans recul. Qui va en payer les pots cassés?

Les établissements de banlieue. CQFD.

Bref. Heureusement, j’aime mon métier, voyez-vous. Ce ne sont pas les élèves qui sont décourageants. Pensez-vous vraiment que des titres comme « le métier d’enseignant ne fait plus rêver » vont le revaloriser?

Méfiez-vous de la dimension potentiellement auto-réalisatrice de vos titres.

On veut du rêve.

 

Une réflexion sur « Le métier d’enseignante me fait toujours rêver. »

  1. Ahmed Elyaagoubi

    Aimer son métier est un grand levier de professionnalisme , surtout ā l’ēre du numérique qui exige que l’enseignent se concrétiser constamment pour éviter d’ être dépassé et sans aucun prestige .

    Répondre

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