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Le métier d’enseignante me fait toujours rêver.

Aujourd’hui, j’ai lu la presse et si vous êtes prof, je ne vous conseille pas d’en faire autant.

C’est la fin de l’année scolaire en lycée. Vous êtes encore toute contente du goûter que vous avez organisé pour le dernier cours avec vos secondes 1, qui vous ont demandé si vous seriez libre pour les accompagner la semaine prochaine -après la fin des cours, donc- au musée. La bouche encore pleine de gâteau, les petits cœurs qu’ils ont dessinés sur le tableau ne sont pas encore effacés,  vous vous dites que vous avez fait plutôt du bon travail avec eux, vous avez conduit des projets motivants et vous en avez déjà en tête quelques-uns pour l’année prochaine…

Alors, non, ne lisez pas la presse.

Déjà, Le Monde l’écrit encore en gros : « Le métier d’enseignant ne fait plus rêver. »

Quoi?

Ce métier, 23 ans après l’avoir commencé, me fait pourtant toujours rêver. Il y a toujours tant à inventer. Cette année, nous avons par exemple imaginé avec les élèves ce qu’aurait pu être l’histoire de Bel-Ami à l’époque d’internet! Nous avons aussi ressuscité une autrice oubliée du XVIIIème siècle et les élèves ont été community managers du fil Twitter de Gallica pendant toute une journée pour présenter les femmes du XVIIIème siècle..Nous avons aussi créé une édition personnalisée par les élèves de l’Aigle du Casque de Victor Hugo. Je ne vous parle pas de l’opération « Lycéens au cinéma » avec des élèves qui ont été passionnés par Le Dictateur de Chaplin, ou des sorties régulières au théâtre de la ville. Je ne vous parle pas non plus de la coopération avec Jean-Charles Massera, un auteur qui est venu travailler avec eux sur l’actualité. Nous avons même tenté de coder Molière! Nous avons aussi appris à faire des dissertations, des commentaires de textes, nous avons lu Tartuffe.

Toute une année passée à créer ensemble.

Toute une année passée à parler, à écrire, autour de ce que vous adorez: la littérature. Vous êtes payée pour partager votre passion, pour faire vivre vos auteurs préférés, vos personnages fétiches. Vous êtes toujours au rendez-vous pour lire Baudelaire ou faire résonner le phrasé de Céline entre les murs jaunes de la salle 320, dont quelques dalles du plafond sont certes abîmées, où le vidéoprojecteur bancal a tenu longtemps avec du scotch, mais où se recrée à chaque heure un cercle d’attentions vibrantes et fragiles à la fois.

Comment penser que ce métier puisse être ennuyeux? Connaissez-vous le regard pétillant de mes élèves et leur humour? Savez-vous combien ils sont attachants et quelles relations de qualité se tissent ainsi chaque année? Quels progrès se font pas à pas? Avez-vous déjà entendu un élève vous raconter combien il a aimé un livre alors qu’il était persuadé qu’il détestait lire? Avez-vous tenté de construire des stratagèmes malicieux pour raccrocher vos élèves déconcentrés?

Il faut avoir vécu ce petit saut que fait votre cœur dans votre poitrine quand vous entendez dans la rue votre nom prononcé par un élève que vous avez eu 15 ans auparavant et avec lequel vous vous mettez à évoquer tant de souvenirs… Ou bien quand votre fille a pour maîtresse d’école l’une de vos anciennes élèves…

Connaissez-vous le prix d’avoir un métier qui a un sens?

Changez de media, vous passez à Libé, un journal que vous aimez bien aussi d’habitude, comme Le Monde.

Et là, vous apprenez que dans les lycées populaires, d’après une étude de l’OCDE, seuls 19% des enseignants ont le CAPES ou l’agrégation. Alors comme vous travaillez justement dans un lycée populaire de banlieue depuis 20 ans, vous êtes très surprise de cette nouvelle, car dans votre équipe, vos collègues sont toutes agrégées ou certifiées. Il y a même plus d’agrégées que de certifiées. Vous même, vous êtes professeure agrégée de « classe exceptionnelle » et cela fait donc 20 ans que vous exercez dans un établissement en « zone prévention violence ». En lisant plus attentivement l’étude, vous comprenez que les chiffres sont biaisés: les professeurs des lycées professionnels, qui ont passé un autre concours, sont comptés dans l’enquête comme « non qualifiés ». C’est insultant pour eux, car le PLP n’est pas un concours sans valeur, et tous ces titres de journaux (car Libé n’est pas le seul à reprendre l’information) font encore passer les professeurs de banlieue en général pour des incapables. Si je suis parent d’élève en banlieue et que je lis ce genre d’article, je cours mettre mon enfant dans le privé. Au secours! Cette étude de l’OCDE est construite sur une grossière erreur d’interprétation du système français. Fake-news relayée par les médias sans recul. Qui va en payer les pots cassés?

Les établissements de banlieue. CQFD.

Bref. Heureusement, j’aime mon métier, voyez-vous. Ce ne sont pas les élèves qui sont décourageants. Pensez-vous vraiment que des titres comme « le métier d’enseignant ne fait plus rêver » vont le revaloriser?

Méfiez-vous de la dimension potentiellement auto-réalisatrice de vos titres.

On veut du rêve.

 

Tout le monde se plaint, sauf moi

Chaleur, cohue, tumulte. Gros sac, retour de Lille. Je cherche l’escalier pour monter au quai du RER D Gare de Lyon. Bizarre ce type qui semble attendre que je le dépasse dans le grand hall, chemise bleue, un livre ouvert dans les mains qu’il replie. Bah. On nous tasse au pied des escaliers en attendant que le train arrive. Je me dis que j’aurais mieux fait de prendre un taxi, je ne savais pas que ça se passait comme ça. Et là j’entends presque dans mon oreille une voix d’homme: « Tout le monde se plaint sauf moi ». Je sens un contact suspect sur ma hanche. Je regarde en biais: le gars à la chemise bleue avec son livre. Une tête de maniaque.Comment réagir? Je suis peut-être parano, c’est peut-être un effet de la cohue qui me fait angoisser. Ridicule mesure de précaution: je fronce les sourcils l’air pas commode en me disant « il va comprendre que ça ne me plait pas ». Opération glissade sur la droite, tant pis pour le coup de gros sac à une dame. Pardon madame. Je n’ose pas dire tout fort  » vous savez, je pense que j’ai un pervers aux trousses, mais en même temps je suis pas trop sûre encore ». Le temps passe. J’essaie de penser à Michaël Bakhtine, que je suis en train de relire, pour me changer les idées. Décidément tellement de points communs entre la description qu’il fait de la satire ménippée et les caractéristiques des réseaux sociaux. J’en ferai quelque-chose dans ma thèse. Il y a trop de bruit, je n’entends pas distinctement mais ce type, désormais sur ma gauche, un peu derrière moi, parle tout seul. Passage de train. Je l’entends dire « il faut se faire plaisir ». Je trouve que ça se confirme: il n’est pas clair. Il est carrément tordu. Au secours. Poussée des gens vers l’avant. Le type a pu se rapprocher. Et là, je ne rêve pas, je sens ses doigts sur moi, encore la hanche, à peine. Puis le bras. Mais c’est insidieux. A chaque fois je me pousse encore sur la droite. Il y a un monsieur rassurant avec une guitare qui regarde Facebook. Bien sûr, si j’avais mon téléphone, mais je n’ai plus de batterie. Je n’entends pas ce que le type dit, mais il parle, je suis sûre que cela m’est destiné. Franchement je n’ai pas envie d’entendre. Quand va-t-on pouvoir monter ces putain d’escaliers? J’entends malgré tout « je suis intimidé ». Tu parles, si t’étais intimidé tu ne me toucherais pas. Il me retouche. Je n’ose pas crier au milieu de tout le monde. C’est dégueulasse, il a son portable à la main et l’air content, toujours derrière moi, je me demande s’il a filmé sous ma jupe, il a l’air tellement super tordu. Il redit plus fort « TOUT LE MONDE SE PLAINT SAUF MOI. » Je ne rêve pas, c’est un cauchemar mais dans la réalité, le mec me retouche du bout des doigts. Comment fait-il? On peut enfin monter les escaliers, c’est une marée humaine. Je suis totalement paniquée, je monte aussi vite que je peux. J’en ai archi marre, j’ai envie de crier. Je rentre dans un wagon. Le mec débarque illico et se plante à côté de moi. Il jubile, il a l’air triomphant et regarde son téléphone. Il redit une troisième fois: « TOUT LE MONDE SE PLAINT SAUF MOI. » Je soulève mon gros sac et je vais dans le couloir. Miracle, des dames qui ont dû voir mon air désespéré m’interpellent: « Madame, venez vous asseoir. » Je suis tranquille jusqu’à Maisons-Alfort. Je descends. Le mec m’attend tranquille sur le quai. Il me regarde en souriant. Dans sa tête, il est probable qu’il trouve sa technique d’approche romantique. Je cours. J’ai un gros sac de voyage avec mon ordinateur dedans. C’est lourd. Je dépasse des gens, je cogne une grosse dame qui me gronde méchamment. Excusez-moi, j’ai horreur de me conduire comme ça… Dans la rue je me retourne plusieurs fois. Le mec a fini par avoir peur de ma peur. Il m’a enfin lâchée.
Arrivée chez moi, j’ai tout fermé à clé. J’ai sorti mon ordinateur et j’ai écrit ce texte d’une traite. Et ça me fait du bien. Bon allez, ce n’était rien qu’un frotteur, pas la peine d’en faire un fromage, hein.

Éclats de beauté scolaire en milieu déglingué

Sans que je me l’explique vraiment, un petit tweet que j’ai posté vendredi a pris des proportions inattendues.

 

On n’est pas très serein quand on s’aperçoit qu’un petit tweet tranquille en est à plus de 168000 impressions, près de 3000 « j’aime », avec tous les dingos qui forcément rappliquent aussi dans ces cas-là, les insultes en tout genre qui y sont forcément associées, le téléphone excité qui vibrait sans cesse jusqu’à ce que je désactive les notifications. Pourtant, mon geste twittesque avait été spontané, je voulais juste partager une émotion forte après un cours observé à Saint-Denis. J’en viens à me poser des questions sur moi-même: me suis-je spécialisée dans le buzz? Je n’ai pas de vocation pour ça: pourquoi alors est-ce que je me retrouve dans ces situations? Que veut dire aussi cet emballement autour de quelques lignes racontant simplement qu’un cours sur Phèdre s’est bien passé à Saint-Denis, dans des conditions matérielles déplorables? Pourquoi la société veut-elle faire un écho particulier à ce message-là précisément? pourquoi diable ça se retrouve sur les réseaux sociaux de Michèle Cota, de Régis Jauffret, Patrice Carmouze ou de Maïtena Biraben (et j’en passe) ? Est-ce parce que ça paraît si miraculeux à tous de dire qu’il y a des profs passionnés et des élèves studieux à Saint-Denis? Est-ce la misère des locaux qui scandalise? Les deux? C’est peut-être aussi une question de mise en scène des phrases dans mon tweet, qui ne ménageait pas ses effets, en deux mouvements, sous le coup de l’émotion.

Mais c’est dingue, ce remue-ménage. Il faut alors surveiller son tweet comme du lait sur le feu, ça déborde, ça déborde, mais pour faire quoi, pour aller où? J’avoue que ça a un côté à la fois passionnant et aussi angoissant. On se rend compte qu’arrivent les messages hostiles dans un deuxième temps, quand le Tweet s’est éloigné du cercle proche. Ta phrase, petite étincelle de mots, devient petit feu puis incendie… mais c’est plus un feu de paille qu’une flamme révolutionnaire.

Ma poignée de mots sur le lycée en piteux état ne va pas repeindre les plafonds du couloir qui tombent en loques, Twitter ne va malheureusement pas rallumer le chauffage dans les salles glaciales, ni réparer la porte de la classe qui bat sans cesse dans le courant d’air. J’ai sans doute voulu faire un truc avec mon tweet, signaler quelque-chose, c’est peut-être mieux que rien, mais il faut le reconnaître, c’est assez vain.

 

Le tabouret, Léa, Mathilde, Aminata, Manon, Estelle et Georgette sont-ils beaux? …Ou sont-elles belles?

J’ai déjà rencontré des élèves qui sont vraiment persuadés qu’une femme est inférieure à un homme. Des garçons. Et des filles. Pour eux, c’est comme ça. Notre rôle à nous, professeurs, c’est bien de faire tout ce qu’on peut pour lutter contre ces représentations et pour les renverser.

Comment présenter aux élèves cette règle: « le masculin l’emporte sur le féminin »? C’est une vraie problématique, que nous ne prenons pas à la légère. Alors on fait dans la subtilité, et pourquoi pas, on invoque le neutre (je suis au lycée). Mais le neutre, ça n’existe pas vraiment en français, ce n’est pas dans les manuels: qui, parmi nous, a appris qu’il y a un neutre en français? Avouez… Ah mais, c’est vrai, zut, comme par hasard, le neutre coïncide avec le masculin! Donc… euh oui… le masculin, enfin le neutre…pas vraiment le neutre mais bon… vous me suivez… l’emporte.

En fait, ce neutre qu’on nous sort de plus en plus du chapeau depuis ces derniers jours pour critiquer le manifeste d’Eliane Viennot, c’est une façon d’emballer joliment des concepts au départ bien misogynes qui ont été imposés par les grammairiens comme Nicolas Beauzée au XVIIIème siècle, qui affirmait que « le mâle est supérieur à la femelle » – à l’origine véritable de la règle d’accord du masculin qui l’emporte.

Je préfère pour ma part travailler sous forme de débat avec mes lycéens: ils connaissent déjà la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » -je ne les dissuade pas de l’utiliser à l’examen- et on observe des phrases de Corneille, de Racine, d’Agrippa d’Aubigné, de Ronsard, bref des auteurs qui sont vraiment au programme, et qui utilisaient l’accord de proximité, pour constater qu’il existait une plus grande souplesse des usages à l’époque. Et de toute façon les lycéens sont assez naturellement révoltés par l’injustice grammaticale d’une phrase telle que « Ce microbe et ces 891 femmes sont beaux. »

En fait, une vraie souplesse dans la règle a existé longtemps, et pas seulement au XVIIème siècle. On nous parle dans un guide touristique du XIXème siècle de « ces coteaux et montagnes voisines ». Le ministre de l’éducation, en 1901, avait pris un arrêté pour tolérer l’accord de proximité, il était aussi évoqué dans le Grévisse au XXème siècle avant d’en disparaître. Pourquoi, depuis le début du XXème siècle, l’évolution de la langue va-t-elle dans le sens d’une rigidification? Alors qu’au XVIIème, cette règle a été édictée par des grammairiens machos, pourquoi refusons-nous maintenant au XXIème siècle de construire ensemble une langue qui soit conforme à l’évolution de notre représentation du monde?

On me dit « mais intéresse-toi à des problèmes plus sérieux, comme le harcèlement, les violences, l’égalité salariale, il est là le vrai combat féministe », comme si s’intéresser à la langue interdisait de s’intéresser aux autres problèmes de la société. Vous me trouverez aussi sur ces autres combats, comme « Balance ton porc »: la preuve dans l’article précédant celui-ci. On n’arrivera à quelque-chose que si on mène des combats cohérents, sans rien laisser de côté. Et vous ne persuaderez pas une professeure de français que la langue est un sujet secondaire. C’est le milieu biologique dans lequel nous baignons. Pour moi, la langue est comme un immense parc dans lequel nous nous promenons tous ensemble chaque jour. Comme tous les jardins, elle s’entretient. Un pays qui débat de sa langue est un pays vivant. La langue vibre, et ces vibrations, comme celles que ce manifeste a créées, occasionnent des ondes qui provoquent des mouvements. La langue bouge et c’est à nous de savoir en pleine conscience où nous voulons l’emmener. Le fait que Slate.fr et Les Inrocks aient opté pour l’accord de proximité, le nombre croissant des signataires de la pétition, voilà des petits mouvements qui, avec tous les débats sur Twitter, peuvent faire bouger des choses.

D’un côté, on m’explique donc que la question de l’accord du masculin qui l’emporte est un sujet futile, sans importance (et on me l’explique longuement, en déployant une énergie voire une colère assez contradictoire avec ce qu’on veut me prouver) et de l’autre, je suis confrontée, pour la première fois de ma vie, comme les 314 autres signataires de la pétition, à des menaces de décapitation sur des sites d’extrême-droite. La langue est-elle vraiment sans importance?

On me dit aussi « mais en Turquie, le féminin l’emporte dans la langue et regardez les femmes enTurquie! il n’y a pas de corrélation entre la langue et la situation des femmes » ou « vous êtes naïve de croire que si on change la règle d’accord, la situation des femmes va être modifiée comme par magie »… Alors non, je ne crois pas non plus à la magie. C’est sûr que la langue n’est pas le seul facteur influençant la situation des femmes dans un pays. C’est même assez invisible, comme l’air que l’on respire: et pourtant cela emplit nos poumons. Barthes disait que la langue est à la fois une institution sociale et un système de valeurs.

Mais voilà ce que nous vivons en classe et dont nous pouvons témoigner: des filles qui soupirent, des garçons qui se poussent du coude, à chaque fois que nous énonçons cette règle, que les jeunes entendent donc tout de même chaque année durant leur scolarité.

Une amie rappelait aujourd’hui que le Professeur d’Université Georges Molinié, qui a été deux fois directeur de la Sorbonne, s’adressait à ses amphis en employant l’accord de majorité: « Prenez toutes vos documents! » Et lui, on ne le traitait pourtant pas de sorcière, on ne voulait pas le faire virer pour ça.

Allez, avouez-le, je vous ai convaincus: signez la pétition! https://www.change.org/p/nous-ne-voulons-plus-que-le-masculin-l-emporte-sur-le-f%C3%A9minin

L’antiprof au quotidien

Franchement, « responsable de l’antisémitisme » ça me manquait comme titre honorifique professionnel… J’avais déjà ma petite collection: « pédagogo », « feignasse »… Mais là, en UNE du Monde, un truc aussi bas et perfide, j’avoue que c’est trop d’honneur! Alors j’ai répliqué…

Il nous fallait bien un beau dessin comme ça pour nous réjouir de toute cette estime et de toute cette confiance qu’on nous porte, pendant des vacances jusque là assez tranquilles. Plantu vieillit et ses dessins étaient pourtant très étudiés dans les classes d’histoire géo, ou de sciences éco, mais là…

Mes collègues d’histoire doivent spécialement apprécier. Je pense par exemple à Claire, si enthousiasmée par les formations passionnantes du Mémorial de la Shoah, à Simon, Agnès, et tous les autres. Tous ceux qui participent au concours national de la Résistance et de la Déportation, comme Anne Anglès, professeure au lycée Léon Blum de Créteil, qui a inspiré le film Les Héritiers. Mais en lettres, on n’est pas en reste: comme si en allant dans les classes de collège de l’académie de Créteil en tant que formatrice, je n’y voyais pas les textes d’Anne Frank, de Primo Levi… Mon ami Frédéric est parmi les livres les plus étudiés au collège.

Cela ne veut pas dire qu’on nie toute existence d’antisémitisme dans les classes. Non. Mais justement on est là pour le combattre avec nos moyens. Des profs qui refusent d’enseigner ce qui concerne la Shoah, je n’en connais pas. Qu’on m’en présente. Qu’on accuse en face un seul de mes collègues d’histoire d’y renoncer….

J’ai beaucoup d’estime pour le journal le Monde, on le reçoit en salle des profs, je le lis régulièrement. Et ça me fait bien de la peine de le voir en une porter un soupçon et une responsabilité pareilles sur le dos des enseignants à travers le crayon de Plantu. Ma vengeance ci-dessus en dessin n’est pas à la hauteur graphiquement, mais je ne pouvais pas rester indifférente!

Transporcs ordinaires

J’ai découvert comme vous tout à l’heure ce hashtag #balancetonporc : il a de la force! Oui, il faut parler de ces agressions, pour que les gens réagissent. Bravo les filles. Il y a des choses qui bougent en ce moment. Alors, moi qui ai 47 ans, je me suis demandé quels porcs humains antipathiques j’avais croisés au long de ma vie -pour en faire quelques tweets. Finalement, j’ai arrêté avant d’en faire complètement le tour, car ils sont trop nombreux. Très souvent, il s’est agi d’agressions dans les transports, ou alors que je me déplaçais à pied.

Une seule fois je suis allée au commissariat pour déposer une main courante: un type m’avait coincée dans les tripodes du métro par derrière et m’avait violemment enfoncé ses doigts à travers le pantalon. C’était au métro Porte de Vincennes, juste devant un lycée.

Une autre fois, je m’assieds dans le métro à côté d’un type qui avait sur ses genoux un pardessus étalé au point que je m’assieds un peu sur le vêtement qui débordait sur le siège d’à côté. Sauf que tout à coup je m’aperçois qu’il glisse peu à peu sa main dessous, pour mettre sa main sous mes fesses. Je me lève comme un ressort, et je m’en vais, je n’ose pas faire un scandale, je suis sidérée.

Un matin, mal réveillée, je prends le RER très tôt pour aller dans un colloque en Normandie. Je somnole un peu. Tout à coup, en ouvrant les yeux, je m’aperçois qu’un type en face de moi, un vieux, met son téléphone par en dessous pour photographier sous ma jupe. Là encore, je me lève comme un ressort, je m’en vais plus loin dans le wagon mais j’ai le courage de crier « Hé vous! ça va pas non?! » et de raconter à une femme plus loin ce qui vient de m’arriver.

Il y a aussi les agressions de rue: j’ai eu très peur à plusieurs reprises, dans une rue un peu trop déserte. Je marche, une voiture ralentit derrière moi, elle s’arrête à ma hauteur, le gars ouvre la portière et dit « Monte! » Ben je refuse, je dis juste « Non » car moi, ça ne me dit vraiment rien, non, sans façon, cette approche pas super délicate ne me convainc pas… et là le gars crie « Salope! » Ce scénario s »‘est produit deux fois, une fois à Gennevilliers, une fois à Alfortville, mais je crois que la deuxième fois on m’a dit: « Sale pute! »

Un jour, un gars me suit en voiture, alors que je marche, il est au ralenti. La route est le long de la voie ferrée, ce n’est pas une rue très fréquentée par les piétons. Il me dépasse, je me dis « ouf » – mais je le vois reculer brusquement (frayeur) et là le gars descend de sa voiture, et me barre la route sur le trottoir: « j’espère que ton mari s’occupe bien de toi » me dit-il. Je fais comme si je n’entends rien et je le dépasse. Zen.

Quand j’étais jeune prof à Troyes, un type m’a suivie jusqu’à mon immeuble le soir après un cinéma: j’ai couru les quinze derniers mètres, (j’habitais dans une ruelle minuscule)  le type aussi se met à courir (!) et j’ai refermé la porte sur moi. Le gars a tambouriné sur la porte.

Quand j’étais étudiante à Dijon, sur le campus, un exhibitionniste a ouvert son pardessus au moment où je le croisais.

A deux ou trois reprises, dans ma vie, à des âges divers, j’ai rencontré des hommes qui dans la rue m’ont dit « tu as de beaux seins » ou « tu as de gros seins » comme ça, très fort, à voix haute, alors que je ne les avais jamais vus. Je n’ai pour ma part jamais dit à un homme que je croise dans la rue « on dirait que tu as un gros sexe », de façon aussi spontanée, comme si ça pouvait être un compliment sympa qui puisse illuminer sa journée. Bizarre, non?

J’ai eu la chance d’évoluer dans un milieu professionnel sympa sans connaître de harcèlement. J’ai juste le souvenir d’avoir été reçue comme professeure stagiaire avec ma meilleure amie dans le bureau d’un proviseur adjoint le jour de la rentrée de façon assez surprenante. Toutes les deux, nous avions été nommées par erreur dans son lycée, car il n’y avait pas de poste pour nous. Il prend le téléphone et appelle le directeur de l’IUFM devant nous: « permettez moi de vous féliciter, car les stagiaires que vous nous envoyez sont de plus en plus ravissantes, c’est tellement dommage que je n’aie pas de poste pour des demoiselles si jolies… » Puis après avoir raccroché, il nous dit « le directeur de l’IUFM ne peut rien me refuser, car nous avons été nommés sur un poste en Asie tous les deux il y a quelques années, et je sais sur lui des choses très compromettantes, vu ce que nous avons fait en Asie ensemble…. Il est grand mon bureau, n’est-ce pas? Eh bien, il jouxte mon appartement, et la porte que vous voyez là-bas, c’est celle de ma chambre… » Avec ma copine, on se regardait complètement éberluées (bienvenue dans l’éducation nationale…). Bref, on était très contentes d’être nommées très vite dans un autre lycée et de ne jamais recroiser ce monsieur. On ne peut pas dire qu’il nous ait harcelées, n’est ce pas, mais l’expérience fut très malsaine.

Bon voilà, j’en oublie, et c’est déjà trop long. Mais heureusement, la liste des hommes super-chouettes, polis, romantiques, intelligents, sensibles, que je connais serait un millier de fois plus longue!

Je voulais juste montrer par ce billet, qu’à l’échelle ordinaire d’une seule femme (et je ne suis pas une bimbo, loin de là), on croise pas mal des mecs assez agressifs, qui vous pourrissent une journée par un comportement inadapté – pas assez pour qu’on porte forcément plainte, mais pas mal pour avoir une grosse frousse, et nourrir de mauvais souvenirs. On choisit souvent d’oublier, de ne pas en parler, d’enfouir ces moments dans les poubelles de notre mémoire, mais ces épisodes pénibles ne devraient pas exister. On se dit « ce n’était pas si grave ». Et finalement, c’est l’accumulation de tout ça dans nos vies à toutes qui est grave.

 

Aujourd’hui, j’ai 20 ans.

Ce matin a lieu ma 20ème pré-rentrée dans le même lycée. Pas l’établissement le plus facile du monde. D’ailleurs à l’ouverture, les grandes baies vitrées avaient été décorées par des impacts de tir de balles, une façon pour les jeunes du quartier de nous souhaiter la bienvenue. Puis je pourrais aussi égrener en 20 ans, quelques coups de couteau, mares de sang, et autres tirs si je voulais…

Pourtant, cet établissement pour moi est surtout un lieu merveilleux de rencontres et de solidarité, de projets un peu fous, d’histoires de réussites… Ont eu lieu également des moments d’émotion, parfois tragiques (je pense à des élèves très malades). Je me souviens de mon élève de seconde qui dormait en cachette sur un banc du hall toute la nuit. Je me souviens de celui qui avait perdu sa maman en septembre et qui restait près de moi à la récréation. Je me souviens de toutes ces mises en scènes de théâtre jouées dans la secret de ma classe. Je me souviens quand nous avons pleuré ensemble en nous tenant les mains, à la réunion parents-profs, une maman et moi, après ce qu’elle me disait de son cancer. Je me souviens de tant de collègues extraordinaires, de fournées de gâteaux au chocolat maison partagées à la récré, d’histoires d’amitiés et d’amour et de fous rires en salle des profs. Je suis tellement fière d’avoir pu faire rencontrer à mes élèves des artistes incroyables, même Michel Houellebecq en personne. Tant de cris de joie le jour des résultats du bac,

En 20 ans de lycée Maximilien Perret à Alfortville j’ai vécu ma vie de prof avec une intensité qui n’aurait jamais existé dans un autre établissement soi-disant plus chic. Parce que la vraie vie, elle est là, dans ces endroits-pas complètement de tout repos-où des gens différents apprennent à vivre ensemble. On appelle ça la mixité sociale et moi j’y crois. Pardonnez ce petit moment d’exaltation et même ces quelques larmes. Aujourd’hui j’ai 20 ans.

Anti-perles, vraies pépites du bac et autres fulgurances

Site des anti-perles du bac

Après les perles du bac, voici les anti-perles 🎓

Publiée par franceinfo vidéo sur Vendredi 7 juillet 2017

Les oraux du bac français, pour une professeure de lettres, comme pour des élèves de première sont des moments très intenses. Ce véritable « speed-dating littéraire » est l’occasion de vrais rendez-vous avec des jeunes, qui dans la grande majorité des cas, se montrent sérieux, intéressés, et sont allés à la rencontre de la littérature. C’est un moment important, dont ils garderont un souvenir, parfois toute leur vie. Le décalage entre la qualité de leur travail et la lecture des traditionnelles « perles du bac » fait naître un sentiment de révolte. J’avais face à moi, ces dernières semaines, des lycéens appliqués, qui étaient capables d’exprimer leurs sentiments face à la poésie de Baudelaire ou au théâtre de l’absurde, de m’expliquer les principes du surréalisme, ou de critiquer Paul Valéry. Mais dans les journaux, sur les réseaux sociaux, je lisais en revanche une accumulation de grosses bourdes érigées en symbole du niveau des élèves. Il y avait une injustice flagrante!

Non, nos lycéens n’ont pas le QI d’une huître.

Nous ne pouvons pas laisser dire chaque année, sous prétexte qu’on aura prélevé parmi des milliers de copies une poignée d’absurdités, qu’elles sont le reflet d’une génération entière. L’origine de ces perles, d’ailleurs, est souvent douteuse et on n’a pas vraiment de garantie quant à leur authenticité. Mais cela n’encombre pas vraiment les scrupules de certains qui les compilent: du moment que ça « fait du clic » sur internet! Et si le concept repose plus ou moins sur l’humiliation de jeunes en formation…tant pis…

Pourtant, moi aussi, je ris des erreurs que je trouve parfois dans certaines copies. Entre examinateurs, nous échangeons volontiers ces fameuses perles comiques, nées des maladresses de nos élèves. D’ailleurs, c’est un principe fondamental du rire: on rit quand quelqu’un d’autre tombe, cela n’a jamais été très charitable. Certaines perles du bac diffusées dans les médias sont aussi de vraies trouvailles qui ont leur forme de génie. Pourquoi pas un sourire attendri? Je ne suis pas de ces ayatollahs qui proscrivent l’humour. Ce qui me dérange, c’est le fait que ces perles sont souvent assorties non pas de ce sourire attendri, mais d’un rire gras, condescendant, voire de commentaires effarés, déclinistes, sur le fameux « nivôkibess »!

Exhiber la faiblesse des plus jeunes dans la sphère publique, en tant que pédagogue (et pas spécialement pédagogo, je vous vois venir) ne me semble pas très constructif, et disons le franchement, je trouve ça même un peu pervers. Je m’interroge souvent sur les réelles intentions de ces adultes, si prompts à publier les phrases les plus catastrophiques des élèves. Car on voit sur les réseaux sociaux des photographies des copies les pires, publiées par certains enseignants avec une sorte de délectation malsaine…. Que veulent-ils prouver au juste? Démontrer que surtout la plus jeune génération n’arrivera jamais à leur auguste hauteur?

C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’allumer un contre-feu en publiant ces « anti-perles » du bac, sous la forme d’une page internet participative (padlet). Nous pouvons y compiler nos meilleurs souvenirs, toutes matières confondues, des oraux et des écrits du bac, sous cette forme fragmentée des citations anonymes, pour démontrer que nos lycéens sont réellement pourvus d’un cerveau, et mieux encore, qu’ils savent très bien s’en servir!

Mon propos n’est pas de démontrer que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans notre système éducatif, ce n’est pas mon but. Je sais qu’il existe aussi des difficultés. Mais pensez-vous vraiment que chaque année, caricaturer le niveau de la jeune génération en gémissant théâtralement dans un chœur de pleureuses peut améliorer quoi que ce soit? Dans votre vie, avez-vous déjà été aidé par un dénigrement moqueur et condescendant?

Le succès fulgurant du petit tweet à l’origine du projet (plus de 1200 RT très vite) et la réactivité des médias montrent bien qu’il y a une véritable attente de la société, dans le sens d’une vague de fond positive. La lecture de la page padlet en soi procure aux gens un véritable plaisir, me disent ceux qui la lisent, et pourtant les contributions y sont encore modestes, le projet ayant deux jours. L’idée n’est pas d’y déposer des récitations érudites de contenus savants -ce que les élèves savent aussi très bien faire- mais de témoigner de fulgurances créatives, jolies, émouvantes… Je m’y suis prise un peu tard; j’espère néanmoins que cette idée deviendra un nouveau rituel. L’année prochaine, je vous promets un joli site, avec un onglet « antiperles du brevet », « antiperles des écoles » sur lequel ce sera un bonheur de se promener. Je ne veux d’ailleurs plus qu’il soit associé à mon nom, car j’ai l’impression de me transformer en vedette alors que l’idée de base est simplissime. A terme j’espère même que cela puisse devenir un outil de formation.

 

J’appelle donc mes collègues, toutes matières confondues, à enrichir notre page collaborative des antiperles, en suivant ce lien: . https://padlet.com/francoisecahen/antiperles Merci beaucoup d’avance!

 

Le bar de banlieue, les femmes, et l’agrégation.

Il y a quelques mois, l’absence de femmes dans un bar de banlieue, dénoncée dans un reportage télévisé, faisait scandale en France. Depuis, le patron de cet établissement affirme pourtant que les femmes sont les bienvenues chez lui, mais l’idée que dans les banlieues populaires il y ait bien des bars interdits aux femmes a fait son chemin et constitue un motif régulier de colère: on nous imposerait dans notre paysage quotidien une culture misogyne venue d’ailleurs.

Mais notre propre culture nationale traditionnelle, au sens le plus classique du terme, est-elle irréprochable? L’absence régulière des femmes dans les programmes d’agrégation de lettres ne pose pourtant, elle, visiblement aucun problème. Pour 2018, 12 auteurs sont sélectionnés, et PAS UNE FEMME. Ce fut également le cas en 1997, 1998, 1999, 2004, 2007, 2008, 2009, 2016… pour ne pas remonter plus loin dans le temps… Même Mme la Ministre Najat Vallaud-Belkacem souligne cette injustice dans un récent communiqué. Quand on dénonce cet ostracisme sur Twitter, un certain nombre d’hommes agrégés, et même quelques femmes, tout ce qu’il y a de plus distingués, viennent expliquer que les proportions d’œuvres de qualité écrites par des femmes sont vraiment trop peu importantes pour qu’on ait systématiquement au moins une autrice au programme! On te dit qu’à l’agrégation, c’est vraiment moins scandaleux qu’en terminale littéraire, où il n’y en avait jamais eu… Certes  mais en terminale on change un auteur (ou deux à certaines périodes) chaque année, alors qu’à l’agrégation on en choisit 12 à chaque fois!  Reportez-vous aux statistiques très précises établies par Anne Grand d’Esnon sur son blog Women and Fiction: https://womenandfictionblog.wordpress.com/2016/06/18/autrices-concours-et-canon-1-les-chiffres/

On me dit aussi parfois que je n’ai pas intérêt à continuer sur ce cheval de bataille: on a déjà obtenu satisfaction en ajoutant au programme pour la première fois une femme en terminale, il ne faut pas exagérer avec l’agrégation. Je vais être perçue comme une hystérique, une obsédée, ce n’est pas bon pour mon image. On me prévient gentiment.

On me dit  que des jeunes femmes passant l’agrégation peuvent tout à fait s’identifier à des auteurs masculins: le fait de n’avoir étudié que des hommes ne les empêchera pas elles-mêmes d’être des artistes si elles le désirent un jour… Bien sûr, moi aussi je pense qu’elles le peuvent. Mais franchement, dans la construction de notre imaginaire collectif, rien ne les y pousse franchement non plus. C’est latent, c’est inconscient, c’est lourd, le plafond de verre est en place depuis tellement de siècles qu’il pèse des tonnes, même s’il nous semble transparent.

Et je me demande pourtant QUI pourrait bien se sentir menacé par l’idée modeste, de bon sens, de laisser systématiquement une place à  au moins une femme dans un programme d’agrégation. Oui, le Panthéon culturel les a exclues en grande partie jusque là, mais plus on les exclut, moins elles y participent. Nous perpétuons le même système. Nous évitons soigneusement de créer autour des femmes de lettres d’autrefois ou d’aujourd’hui tout l’appareil critique dont elles auraient besoin pour s’imposer. On a organisé leur discrétion. On a même perdu complètement la trace de certaines d’entre elles. Aujourd’hui, je viens de découvrir la poésie de Madame du Boccage, pourtant célèbre au XVIIIème siècle. « Je succombe à l’horreur qui glace tous mes sens »… s’écriait-elle dans ses vers.

Comme si en réclamant au moins la présence d’une femme sur 12 auteurs, nous réclamions la disparition de Victor Hugo, la mort de Rimbaud ou l’oubli de Baudelaire…

Il y aurait donc d’une part une misogynie culturelle scandaleuse, celle -supposée- du bar de banlieue, contre laquelle nous nous révoltons d’un mouvement vif et unanime, et puis une autre misogynie, très raffinée au contraire, qui nous impose mine de rien un modèle culturel masculin depuis des siècles, qui sanctifie sans cesse des écrivains hommes, et auquel il ne faudrait pas toucher.  (La paille, la poutre… Tout ça…)

Il y a pourtant des pays qui ont fait un travail sur leur canon littéraire. Virginia Woolf, pendant longtemps, a été méprisée avant d’être considérée comme une romancière complètement incontournable. Mais en France, on se demande quand sonnera l’heure d’une prise de conscience pourtant nécessaire.

 

 

Sois agrégée et tais-toi.

Delphine, Khadidja, Samia, Houda, Corine, Frederica, Sophie…: ce sont les prénoms des admissibles à l’agrégation de lettres modernes qui figurent au début de la liste alphabétique officielle de Publinet

Nicolas, Gustave, André, Jean, François, Chrétien…: ce sont les prénoms des auteurs que les candidates de l’année prochaine devront étudier.

Les candidates sont 185 à être admissibles à l’agrégation interne de lettres modernes 2017, quand leurs homologues masculins ne sont que 41. Les femmes représentent donc 82% des admissibles. J’ai fait le calcul, les comptant une à une, avec des petits bâtons sur une feuille.

En revanche, nous comptons sur 12 auteurs au programme- ce qui laisse pas mal de possibilités tout de même a priori- ZERO femme. Eh oui, NADA. Que pouik. Même pas une toute petite discrète, qui aurait pointé son nez là, comme Christine de Pisan pour la littérature du Moyen-Age l’an passé : elle avait réussi miraculeusement à faufiler sa tête à haute coiffe derrière une tenture damassée, pour s’infiltrer en intruse dans le programme….

Les filles littéraires, vous êtes douées -chapeau- vous êtes sacrément érudites, c’est la qualité de vos copies de concours qui le dit. Bravo: pas évident de travailler tout ce programme d’agrégation, avec ces nombreux livres à lire, à analyser en finesse…

Mais bon, de là à devenir un jour des artistes, il ne faudrait peut-être pas prendre la grosse tête non plus! Non, vous, vous êtes seulement là pour les admirer et les étudier, ces grands Hommes! Car la notion de grande Femme qui pourrait avoir quelques grammes de vrai talent artistique littéraire semble appartenir à un autre monde, mais pas encore à celui d’aujourd’hui. Restez bien calmes dans la sphère scolaire. L’Art ne vous appartient pas.

Ce qui est incompréhensible pour moi, dans cette annonce des nouveaux programmes d’agrégation, c’est que Najat Vallaud-Belkacem, dans son communiqué de lundi, soulignait elle-même le sexisme des programmes d’agrégation. Elle avait sensibilisé les commissions qui décident des programmes à ces problèmes, et la décision de rompre avec ce cercle vicieux misogyne que semblait signifier le choix de Madame de Lafayette en terminale littéraire m’avait fait bondir de joie.

C’est ce qui s’appelle un chaud et froid.

Je crois que pourtant, l’heure est venue où nous ne supportons plus de perpétuer ce modèle culturel sexiste qui nous est imposé. Car il ne correspond plus à la société que nous voulons. Parmi toutes ces jeunes agrégatives de 23 ans, se cachent aussi les futures géniales romancières ou poétesses de demain. Prenez Annie Ernaux, qui a été professeure de lettres pendant longtemps. Prenez Marie Darrieussecq, normalienne de lettres. Je ne dis pas qu’il est impossible pour les femmes de trouver des modèles artistiques masculins. Mais franchement, avouez qu’on ne leur facilite pas la tâche. Et de là à se retrouver avec 12 HOMMES ET ZERO FEMME…

On me répondra: « Oui, mais il faut avouer que ce programme est d’une grande qualité littéraire ». Alors bien sûr, ne faites pas de moi quelqu’un d’obtus qui détesterait les hommes au point de ne pas reconnaître le talent vraiment évident de Nicolas Bouvier, par exemple. Je me réjouis de ce choix original. Le fait de déplorer si vivement l’absence des femmes et de la considérer comme une injustice évidente, en 2017, ne m’empêche pas de reconnaître complètement la qualité littéraire de ce programme. Ne caricaturez pas la position des femmes qui protestent en faisant d’elles des hystériques extrémistes. (Car j’ai déjà reçu ce matin quelques messages en ce sens…) Nous protestons parce qu’aujourd’hui il faut des actes volontaristes de la part des commissions de choix des programmes, pour rompre de façon visible et non ambiguë avec le modèle de domination qui se perpétue. Reportez-vous aux conclusions du rapport du Haut Conseil à l’égalité, rendu récemment,  qui insistait sur la nécessité de sensibiliser les futurs professeurs à la représentation des femmes dans leur enseignement! Car là, avec ce programme, on fait tout juste le CONTRAIRE.