Archives mensuelles : juin 2020

Open Bad-Jeu

Est-ce que pour valoriser mon parcours, je veux parler de moi en exhibant un album Panini plein de badges qui ressemblent à des macarons Scouts ?

C’est bien la proposition de plusieurs académies ce week-end, avec les open-badges.

On oublie aussi que les signifiants ont en soi un sens : ces badges constituent un système de représentation, et sa sémiotique est révélatrice. Ces open-badges veulent dire qu’on aurait à construire un récit de soi, sérieux  -puisqu’une rectrice nous explique dans une vidéo qu’il sert à construire notre carrière, ce qui n’est pas rien- avec des autocollants qui ressemblent à ce qu’on gagne quand on achète un paquet de Babybel.

Est-ce que je veux me raconter avec un tableau de médailles en chocolat ? Est-ce que je veux que mon institution représente mon travail ainsi ?

Cela nous renvoie aussi aux jeux vidéos et au monde virtuel : là le signe est important aussi, le VIRTUEL. Ces insignes pixellisées sont une manière de bien insister sur le fait qu’on ne peut pas nous donner des récompenses qui salueraient matériellement notre investissement (alors qu’on a  quand même bien usé nos ordinateurs personnels, pas des machines de luxe, qu’on a beaucoup fait chauffer…) dans une période où notre travail a souvent été remis en cause médiatiquement, sans parole ministérielle forte pour contredire des allégations qui nous affichaient publiquement comme des décrocheurs.

Voilà pourquoi nous nous sentons vraiment méprisés par ces (in)signes qu’on nous envoie.

Attention parce qu’il y a des aspects qui peuvent sembler sympathiques : on nous parle d’évaluation innovante par les pairs notamment. Mais là, on ne comprend plus bien, puisque c’est l’institution qui propose de nous envoyer des open-badges : cela apparaît donc plus proche du tableau d’honneur des meilleurs ouvriers des usines soviétiques que d’une analyse fine et partagée de compétences comme on essaie de nous le vendre.

C’est aussi un mode d’évaluation qui est lié aux datas : je m’estampille, j’estampille mes collègues, dans un contexte de capitalisme de surveillance. J’aimerais que l’humain dans l’éducation nationale ne soit pas apparenté à une marchandise qu’on étiquette, en nous demandant de faire le tri nous-mêmes. Cela serait un message d’espoir pour le reste de la société, en fait.

On me dit aussi « mais c’est uniquement valorisant, aucun badge n’est dévalorisant » : hem hem, si vous recevez le badge « utilisateur » alors que votre voisin reçoit le badge « expert », ça veut dire quoi, au juste ? N’est-ce pas une façon hypocrite de construire des hiérarchies professionnelles ?

Certains préfèrent même ça aux concours, qui ne valideraient pas de réelles compétences. Pourtant, je peux dire qu’à 23 ans, j’aurais été incapable d’être cooptée par qui que ce soit, je ne sais pas comment autrement que par un concours anonyme, on aurait pu reconnaître mes compétences ou mes connaissances. On pense par exemple aux recommandations sur LinkedIn : comment tous ces gens font pour m’évaluer alors que la plupart ne m’ont jamais vue ? Ils m’envoient des recommandations dans l’espoir que je reconnaisse les leurs ensuite. C’est aussi ça l’objectivité de l’évaluation numérique…

Il y a aussi une sorte de croyance infantilisante qui pense à notre place que les enseignants ont besoin de motivations extrinsèques pour progresser ou se motiver… Changerai-je mes pratiques pour un badge? Est-ce que vraiment je vais me mettre à faire la course aux badges? Est-ce que cela serait même bon signe pour l’éducation nationale que cela devienne ma motivation? Je crois même que les gens qui vont partir à la course aux badges seront ceux qui cherchent plus l’affichage que ceux qui voudront vraiment vivre des expériences pédagogiques fortes et authentiques avec leurs élèves.

Ne dit-on pas d’un badge qu’il est un gadget?

Professeurs accrocheurs !

« Des milliers de profs n’ont pas assuré leurs cours »!  « Ces profs qui ont séché »… Les gros titres ont fait tilt. Nous pouvions ensuite découvrir, si nous lisions les petites lignes en dessous, que ce chiffre correspond à un pourcentage de professeurs absents, pendant le confinement, de 4 à 5%, qui est globalement le taux d’absence en France, tous métiers confondus.

Et pourtant, il s’est agi d’un scandale, un « tabou » à partager, pour certains journalistes. Pourquoi?

Dans la formule reprise partout des « professeurs décrocheurs », il y a quelque-chose de l’ordre du retournement carnavalesque: l’image du professeur mauvais élève, le professeur qui va être puni par le ministre, comme un besoin de défoulement social symbolique. La figure du professeur décrocheur est justement une accroche : on va se sentir plus fort si on dézingue cette autorité symbolique que, tout jeune, on nous avait dit de respecter. Le problème, c’est que « décrocher » médiatiquement la figure du prof pour le désigner comme fautif, bouc émissaire, d’une façon aussi générale, est dangereux.
Il me semble logique qu’un tel phénomène – cet épisode de défoulement médiatique convergent- se produise à un moment de tension, où tout le monde est fatigué. Il faut trouver des responsables à nos problèmes. Le professeur est bien pratique, il permet peut-être d’éviter qu’on tape trop sur le politique: si les élèves ne sont pas en classe, ce ne serait pas à cause des mesures draconiennes des protocoles sanitaires qui imposent pourtant des effectifs limités, ou interdisent encore la scolarisation de certains niveaux… Moi qui vous écris par exemple, je fais encore cours à des élèves volontaires à distance (les conseils de classes sont passés et il n’y a plus grand monde en ligne) mais mon lycée en zone orange n’est pas ouvert aux élèves, ce qui limite beaucoup mes possibilités de leur faire cours en présentiel, vous en conviendrez. C’est donc assez naturellement que je viens grossir les rangs de ces statistiques de 40% d’enseignants paresseux dont parle monsieur Babier sur BFM. Parce que notre mauvaise volonté expliquerait tout!  Et cela, même si « l’absentéisme » constaté ne dépasserait pas le taux d’absence moyen de la population française, c’est à dire 5%. Et cela, même si le ministère précise que les 5% globalement évalués contiennent aussi des enseignants malades.
Sur France Inter, un éditorialiste a précisé qu’un ministre, dans les coulisses de leur antenne, avait affirmé que si les employés de la grande distribution s’étaient comportés comme les professeurs, la France serait morte de faim. L’offense est grande. On ne peut pas la laisser passer dans un contexte de raréfaction des vocations enseignantes: il est très grave de laisser faire de telles atteintes à notre dignité et à notre image. Nous mettons très haut les valeurs de bienveillance à l’égard de nos élèves, on en attend en retour de la société.
Car attention: il n’est pas question de prétendre que les professeurs sont parfaits, que tout est allé de soi. On a fait comme on a pu, je crois. Si certains ont été perdus, je ne sais pas pourquoi on devrait être plus sévère envers la population des enseignants plutôt qu’une autre. On a mis en place des dispositifs évolutifs, on a créé des formations express, on s’est adaptés à nos élèves, on est allés les chercher sur Discord, sur Whatsapp… On a fait comme on pouvait avec nos ordinateurs personnels, qui n’étaient pas forcément des bêtes de compétition toutes fraîches, et là je pense spécialement à mon collègue dont l’ordi a rendu l’âme après une semaine de confinement, et qui a dû assurer les cours en partageant la tablette de sa compagne… On a fait avec nos propres connexions – et là je me souviens de la semaine où un  sabotage du réseau sur ma ville avait déconnecté tout le monde…
Fatigue.
Je propose donc de rendre plus visible notre travail, notre inventivité en partageant quelques exemples de travaux inventifs faits par des collègues pendant cette période de confinement. N’hésitez pas à partager les vôtres ! (cliquez sur l’écran !)