Vous n’avez pas ma chance. En ce moment, je passe mes journées à étudier des textes sublimes en compagnie de petits jeunes passionnés. Immersion complète, intensive et gratuite dans la Princesse de Clèves, dans la poésie de Nerval, dans l’humour absurde de Ionesco, dans le spleen de Baudelaire. 20 minutes et hop, on change: un nouveau visage, une nouvelle voix, un autre texte, comme l’exploration d’une planète différente, comme si on partait pendant toute une semaine en voyage interstellaire dans la littérature française en compagnie de jeunes gens aussi sensibles que différents les uns des autres.
Ces oraux de bac français, quand ils décollent de la récitation pour devenir une réflexion partagée, quand ils font vibrer les textes, c’est un bonheur merveilleux. On sent Flaubert lui-même se réjouir quelque part, on imagine Madame de La Fayette qui écoute à la porte l’élève s’interroger de façon si aiguë sur le fait que les aveux de son héroïne la mettent à la fois en position de faiblesse et de force. Dire que je suis payée pour ça. Je fais un métier luxueux. Je fais vivre, avec eux, la littérature.
En une semaine, je vois défiler dans cette petite salle de classe semi-dégradée tous les grands noms de la littérature, au fil des candidats qui se succèdent. Et ils sont plus vivants que jamais, Rimbaud, Baudelaire, Ionesco, Apollinaire, Duras, convoqués à l’examen eux aussi dans les mots de ces jeunes. Ces oraux, c’est un speed-dating improbable, qui organise des rencontres à trois: un jeune, un examinateur, et un auteur. On sent aussi la présence bienveillante, dans les coulisses, du collègue qui a préparé ces jeunes pendant toute l’année. Et quand ça marche, c’est juste incroyablement magique. On n’est pas sur une scène de théâtre, personne ne nous voit, mais si c’était possible, il y aurait là de quoi complètement retourner tous les clichés dépréciatifs sur la jeunesse d’aujourd’hui.
J’ai connu des moments vraiment très émouvants lors de ces oraux. Bien sûr on pourrait aussi citer les gaffes, très drôles parfois. Mais plutôt qu’un inventaire de perles, ce que je garde, ce sont les fulgurances, les moments d’émotion, les instants où l’on cherche et où l’on trouve de belles idées. Parfois, des élèves sont incroyables. Une année l’un d’eux, en première techno, m’a dit: « Dom Juan, en fait, c’est moi » (Vous imaginez mon étonnement!) et il a enchaîné: « Molière, au XVIIème siècle, a réussi à m’expliquer pourquoi moi, aujourd’hui, je désire tant plaire. Comme moi, Dom Juan avait un problème avec son père. » Même si leurs déclarations ne sont pas toujours aussi spectaculaires, j’aime quand l’entretien quitte les sentiers battus des propos convenus pour l’expression sincère de leurs émotions face aux textes. Tout à l’heure, une petite me parlait de Modiano: « En fait, quand on l’entend parler, on a l’impression qu’il est un peu perdu, comme dans son livre, il doute des mots qu’il prononce, c’est vraiment troublant. » Ou alors, ce jeune homme qui s’est mis à me parler de sa préférence pour Nerval, qu’il trouve fascinant… Est-ce que la société se doute qu’à l’heure actuelle, il y a encore des jeunes hommes fascinés par la poésie de Nerval ?- et pas simplement de façon hypocrite parce que c’est le jour du bac français.